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DOUBLE ASSASSINAT DANS LA RUE MORGUE
Quelle chanson chantaient les sirènes ? quel nom Achille avait-il pris, quand il se cachait parmi les femmes ? Questions embarrassantes, il est vrai, mais qui ne sont pas situées au delà de toute conjecture.
SIR THOMAS BROWNE.
Les facultés de lesprit quon définit par le terme analytiques sont en elles-mêmes fort peu susceptibles danalyse. Nous ne les apprécions que par leurs résultats. Ce que nous en savons, entre autres choses, cest quelles sont pour celui qui les possède à un degré extraordinaire une source de jouissances des plus vives. De même que lhomme fort se réjouit dans son aptitude physique, se complaît dans les exercices qui provoquent les muscles à laction, de même lanalyse prend sa gloire dans cette activité spirituelle dont la fonction est de débrouiller. Il tire du plaisir même des plus triviales occasions qui mettent ses talents en jeu. Il raffole des énigmes, des rébus, des hiéroglyphes ; il déploie dans chacune des solutions une puissance de perspicacité qui, dans lopinion vulgaire, prend un caractère surnaturel. Les résultats, habilement déduits par lâme même et lessence de sa méthode, ont réellement tout lair dune intuition.
Cette faculté de résolution tire peut-être une grande force de létude des mathématiques, et particulièrement de la très-haute branche de cette science, qui, fort improprement et simplement en raison de ses opérations rétrogrades, a été nommée lanalyse, comme si elle était lanalyse par excellence. Car, en somme, tout calcul nest pas en soi une analyse. Un joueur déchecs, par exemple, fait fort bien lun sans lautre. Il suit de là que le jeu déchecs, dans ses effets sur la nature spirituelle, est fort mal apprécié. Je ne veux pas écrire ici un traité de lanalyse, mais simplement mettre en tête dun récit passablement singulier quelques observations jetées tout à fait à labandon et qui lui serviront de préface.
Je prends donc cette occasion de proclamer que la haute puissance de la réflexion est bien plus activement et plus profitablement exploitée par le modeste jeu de dames que par toute la laborieuse futilité des échecs. Dans ce dernier jeu, où les pièces sont douées de mouvements divers et bizarres, et représentent des valeurs diverses et variées, la complexité est prise erreur fort commune pour de la profondeur. Lattention y est puissamment mise en jeu. Si elle se relâche dun instant, on commet une erreur, doù il résulte une perte ou une défaite. Comme les mouvements possibles sont non seulement variés, mais inégaux en puissance, les chances de pareilles erreurs sont très-multipliées ; et dans neuf cas sur dix, cest le joueur le plus attentif qui gagne et non pas le plus habile. Dans les dames, au contraire, où le mouvement est simple dans son espèce et ne subit que peu de variations, les probabilités dinadvertance sont beaucoup moindres, et lattention nétant pas absolument et entièrement accaparée, tous les avantages remportés par chacun des joueurs ne peuvent être remportés que par une perspicacité supérieure.
Pour laisser là ces abstractions, supposons un jeu de dames où la totalité des pièces soit réduite à quatre dames, et où naturellement il ny ait pas lieu de sattendre à des étourderies. Il est évident quici la victoire ne peut être décidée, les deux parties étant absolument égales, que par une tactique habile, résultat de quelque puissant effort de lintellect. Privé des ressources ordinaires, lanalyste entre dans lesprit de son adversaire, sidentifie avec lui, et souvent découvre dun seul coup dœil lunique moyen un moyen quelquefois absurdement simple de lattirer dans une faute ou de le précipiter dans un faux calcul.
On a longtemps cité le whist pour son action sur la faculté du calcul ; et on a connu des hommes dune haute intelligence qui semblaient y prendre un plaisir incompréhensible et dédaigner les échecs comme un jeu frivole. En effet, il ny a aucun jeu analogue qui fasse plus travailler la faculté de lanalyse. Le meilleur joueur déchecs de la chrétienté ne peut guère être autre chose que le meilleur joueur déchecs ; mais la force au whist implique la puissance de réussir dans toutes les spéculations bien autrement importantes où lesprit lutte avec lesprit.
Quand je dis la force, jentends cette perfection dans le jeu qui comprend lintelligence de tous les cas dont on peut légitimement faire son profit. Ils sont non seulement divers, mais complexes, et se dérobent souvent dans des profondeurs de la pensée absolument inaccessibles à une intelligence ordinaire.
Observer attentivement, cest se rappeler distinctement ; et, à ce point de vue, le joueur déchecs capable dune attention très-intense jouera fort bien au whist, puisque les règles de Hoyle, basées elles mêmes sur le simple mécanisme du jeu, sont facilement et généralement intelligibles.
Aussi, avoir une mémoire fidèle et procéder daprès le livre sont des points qui constituent pour le vulgaire le summum du bien jouer. Mais cest dans les cas situés au delà de la règle que le talent de lanalyste se manifeste ; il fait en silence une foule dobservations et de déductions. Ses partenaires en font peut-être autant ; et la différence détendue dans les renseignements ainsi acquis ne gît pas tant dans la validité de la déduction que dans la qualité de lobservation. Limportant, le principal est de savoir ce quil faut observer. Notre joueur ne se confine pas dans son jeu, et, bien que ce jeu soit lobjet actuel de son attention, il ne rejette pas pour cela les déductions qui naissent dobjets étrangers au jeu. Il examine la physionomie de son partenaire, il la compare soigneusement avec celle de chacun de ses adversaires. Il considère la manière dont chaque partenaire distribue ses cartes ; il compte souvent, grâce aux regards que laissent échapper les joueurs satisfaits, les atouts et les honneurs, un à un. Il note chaque mouvement de la physionomie, à mesure que le jeu marche, et recueille un capital de pensées dans les expressions variées de certitude, de surprise, de triomphe ou de mauvaise humeur. À la manière de ramasser une levée, il devine si la même personne en peut faire une autre dans la suite. Il reconnaît ce qui est joué par feinte à lair dont cest jeté sur la table. Une parole accidentelle, involontaire, une carte qui tombe, ou quon retourne par hasard, quon ramasse avec anxiété ou avec insouciance ; le compte des levées et lordre dans lequel elles sont rangées ; lembarras, lhésitation, la vivacité, la trépidation, tout est pour lui symptôme, diagnostic, tout rend compte de cette perception, intuitive en apparence, du véritable état des choses. Quand les deux ou trois premiers tours ont été faits, il possède à fond le jeu qui est dans chaque main, et peut dès lors jouer ses cartes en parfaite connaissance de cause, comme si tous les autres joueurs avaient retourné les leurs.
La faculté danalyse ne doit pas être confondue avec la simple ingéniosité ; car, pendant que lanalyste est nécessairement ingénieux, il arrive souvent que lhomme ingénieux est absolument incapable danalyse. La faculté de combinaison, ou constructivité, à laquelle les phrénologues ils ont tort, selon moi, assignent un organe à part, en supposant quelle soit une faculté primordiale, a paru dans des êtres dont lintelligence était limitrophe de lidiotie, assez souvent pour attirer lattention générale des écrivains psychologistes. Entre lingéniosité et laptitude analytique, il y a une différence beaucoup plus grande quentre limaginative et limagination, mais dun caractère rigoureusement analogue. En somme, on verra que lhomme ingénieux est toujours plein dimaginative, et que lhomme vraiment imaginatif nest jamais autre chose quun analyste.
Le récit qui suit sera pour le lecteur un commentaire lumineux des propositions que je viens davancer.
Je demeurais à Paris, pendant le printemps et une partie de lété de 18.., et jy fis la connaissance dun certain C. Auguste Dupin. Ce jeune gentleman appartenait à une excellente famille, une famille illustre même ; mais, par une série dévénements malencontreux, il se trouva réduit à une telle pauvreté, que lénergie de son caractère y succomba, et quil cessa de se pousser dans le monde et de soccuper du rétablissement de sa fortune. Grâce à la courtoisie de ses créanciers, il resta en possession dun petit reliquat de son patrimoine ; et, sur la rente quil en tirait, il trouva moyen, par une économie rigoureuse, de subvenir aux nécessités de la vie, sans sinquiéter autrement des superfluités. Les livres étaient véritablement son seul luxe, et à Paris on se les procure facilement.
Notre première connaissance se fit dans un obscur cabinet de lecture de la rue Montmartre, par ce fait fortuit que nous étions tous deux à la recherche dun même livre, fort remarquable et fort rare ; cette coïncidence nous rapprocha. Nous nous vîmes toujours de plus en plus. Je fus profondément intéressé par sa petite histoire de famille, quil me raconta minutieusement avec cette candeur et cet abandon, ce sans-façon du moi, qui est le propre de tout Français quand il parle de ses propres affaires.
Je fus aussi fort étonné de la prodigieuse étendue de ses lectures, et par-dessus tout je me sentis lâme prise par létrange chaleur et la vitale fraîcheur de son imagination. Cherchant dans Paris certains objets qui faisaient mon unique étude, je vis que la société dun pareil homme serait pour moi un trésor inappréciable, et dès lors je me livrai franchement à lui. Nous décidâmes enfin que nous vivrions ensemble tout le temps de mon séjour dans cette ville ; et, comme mes affaires étaient un peu moins embarrassées que les siennes, je me chargeai de louer et de meubler dans un style approprié à la mélancolie fantasque de nos deux caractères, une maisonnette antique et bizarre que des superstitions dont nous ne daignâmes pas nous enquérir avaient fait déserter, tombant presque en ruine, et située dans une partie reculée et solitaire du faubourg Saint-Germain.
Si la routine de notre vie dans ce lieu avait été connue du monde, nous eussions passé pour deux fous, peut-être pour des fous dun genre inoffensif. Notre réclusion était complète ; nous ne recevions aucune visite. Le lieu de notre retraite était resté un secret soigneusement gardé pour mes anciens camarades ; il y avait plusieurs années que Dupin avait cessé de voir du monde et de se répandre dans Paris. Nous ne vivions quentre nous.
Mon ami avait une bizarrerie dhumeur, car comment définir cela ? cétait daimer la nuit pour lamour de la nuit ; la nuit était sa passion ; et je tombai moi-même tranquillement dans cette bizarrerie, comme dans toutes les autres qui lui étaient propres, me laissant aller au courant de toutes ses étranges originalités avec un parfait abandon. La noire divinité ne pouvait pas toujours demeurer avec nous ; mais nous en faisions la contrefaçon. Au premier point du jour, nous fermions tous les lourds volets de notre masure, nous allumions une couple de bougies fortement parfumées, qui ne jetaient que des rayons très-faibles et très-pâles. Au sein de cette débile clarté, nous livrions chacun notre âme à ses rêves, nous lisions, nous écrivions ou nous causions, jusquà ce que la pendule nous avertit du retour de la véritable obscurité. Alors, nous nous échappions à travers les rues, bras dessus bras dessous, continuant la conversation du jour, rôdant au hasard jusquà une heure très-avancée, et cherchant à travers les lumières désordonnées et les ténèbres de la populeuse cité ces innombrables excitations spirituelles que létude paisible ne peut pas donner.
Dans ces circonstances, je ne pouvais mempêcher de remarquer et dadmirer, quoique la riche idéalité dont il était doué eût dû my préparer, une aptitude analytique particulière chez Dupin. Il semblait prendre un délice âcre à lexercer, peut être même à létaler, et avouait sans façon tout le plaisir quil en tirait. Il me disait à moi, avec un petit rire tout épanoui, que bien des hommes avaient pour lui une fenêtre ouverte à lendroit de leur cœur, et dhabitude il accompagnait une pareille assertion de preuves immédiates et des plus surprenantes, tirées dune connaissance profonde de ma propre personne.
Dans ces moments-là, ses manières étaient glaciales et distraites ; ses yeux regardaient dans le vide, et sa voix, une riche voix de ténor, habituellement, montait jusquà la voix de tête ; ceût été de la pétulance, sans labsolue délibération de son parler et la parfaite certitude de son accentuation. Je lobservais dans ses allures, et je rêvais souvent à la vieille philosophie de lâme double, je mamusais à lidée dun Dupin double, un Dupin créateur et un Dupin analyste.
Quon ne simagine pas, daprès ce que je viens de dire, que je vais dévoiler un grand mystère ou écrire un roman. Ce que jai remarqué dans ce singulier Français était simplement le résultat dune intelligence surexcitée, malade peut-être. Mais un exemple donnera une meilleure idée de la nature de ses observations à lépoque dont il sagit.
Une nuit, nous flânions dans une longue rue sale, avoisinant le Palais Royal. Nous étions plongés chacun dans nos propres pensées, en apparence du moins, et, depuis près dun quart dheure, nous navions pas soufflé une syllabe. Tout à coup Dupin lâcha ces paroles :
Cest un bien petit garçon, en vérité, et il serait mieux à sa place au théâtre des Variétés.
Cela ne fait pas lombre dun doute, répliquai-je sans y penser et sans remarquer dabord, tant jétais absorbé, la singulière façon dont linterrupteur adaptait sa parole à ma propre rêverie.
Une minute après, je revins à moi, et mon étonnement fut profond.
Dupin, dis-je très-gravement, voilà qui passe mon intelligence. Je vous avoue, sans ambages, que jen suis stupéfié et que jen peux à peine croire mes sens. Comment a-t-il pu se faire que vous ayez deviné que je pensais à… ?
Mais je marrêtai pour massurer indubitablement quil avait réellement deviné à qui je pensais.
À Chantilly ? dit-il ; pourquoi vous interrompre ? Vous faisiez en vous-même la remarque que sa petite taille le rendait impropre à la tragédie.
Cétait précisément ce qui faisait le sujet de mes réflexions. Chantilly était un ex-savetier de la rue Saint-Denis qui avait la rage du théâtre, et avait abordé le rôle de Xerxès dans la tragédie de Crébillon ; ses prétentions étaient dérisoires : on en faisait des gorges chaudes.
Dites-moi, pour lamour de Dieu ! la méthode si méthode il y a à laide de laquelle vous avez pu pénétrer mon âme, dans le cas actuel !
En réalité, jétais encore plus étonné que je naurais voulu le confesser.
Cest le fruitier, répliqua mon ami, qui vous a amené à cette conclusion que le raccommodeur de semelles nétait pas de taille à jouer Xerxès et tous les rôles de ce genre.
Le fruitier ! vous métonnez ! je ne connais de fruitier daucune espèce.
Lhomme qui sest jeté contre vous, quand nous sommes entrés dans la rue, il y a peut-être un quart dheure.
Je me rappelai alors quen effet un fruitier, portant sur sa tête un grand panier de pommes, mavait presque jeté par terre par maladresse, comme nous passions de la rue C… dans lartère principale où nous étions alors. Mais quel rapport cela avait-il avec Chantilly ? Il métait impossible de men rendre compte.
Il ny avait pas un atome de charlatanerie dans mon ami Dupin.
Je vais vous expliquer cela, dit-il, et, pour que vous puissiez comprendre tout très-clairement, nous allons dabord reprendre la série de vos réflexions, depuis le moment dont je vous parle jusquà la rencontre du fruitier en question. Les anneaux principaux de la chaîne se suivent ainsi : Chantilly, Orion, le docteur Nichols, Épicure, la stéréotomie, les pavés, le fruitier.
Il est peu de personnes qui ne se soient amusées, à un moment quelconque de leur vie, à remonter le cours de leurs idées et à rechercher par quels chemins leur esprit était arrivé à de certaines conclusions. Souvent cette occupation est pleine dintérêt, et celui qui lessaye pour la première fois est étonné de lincohérence et de la distance, immense en apparence, entre le point de départ et le point darrivée.
Quon juge donc de mon étonnement quand jentendis mon Français parler comme il avait fait, et que je fus contraint de reconnaître quil avait dit la pure vérité.
Il continua :
Nous causions de chevaux si ma mémoire ne me trompe pas juste avant de quitter la rue C… Ce fut notre dernier thème de conversation. Comme nous passions dans cette rue-ci, un fruitier, avec un gros panier sur la tête, passa précipitamment devant nous, vous jeta sur un tas de pavés amoncelés dans un endroit où la voie est en réparation. Vous avez mis le pied sur une des pierres branlantes ; vous avez glissé, vous vous êtes légèrement foulé la cheville ; vous avez paru vexé, grognon ; vous avez marmotté quelques paroles ; vous vous êtes retourné pour regarder le tas, puis vous avez continué votre chemin en silence. Je nétais pas absolument attentif à tout ce que vous faisiez ; mais, pour moi, lobservation est devenue, de vieille date, une espèce de nécessité.
« Vos yeux sont restés attachés sur le sol, surveillant avec une espèce dirritation les trous et les ornières du pavé (de façon que je voyais bien que vous pensiez toujours aux pierres), jusquà ce que nous eussions atteint le petit passage quon nomme le passage Lamartine, où lon vient de faire lessai du pavé de bois, un système de blocs unis et solidement assemblés. Ici votre physionomie sest éclaircie, jai vu vos lèvres remuer, et jai deviné, à nen pas douter, que vous vous murmuriez le mot stéréotomie, un terme appliqué fort prétentieusement à ce genre de pavage. Je savais que vous ne pouviez pas dire stéréotomie sans être induit à penser aux atomes, et de là aux théories dÉpicure ; et, comme dans la discussion que nous eûmes, il ny a pas longtemps, à ce sujet, je vous avais fait remarquer que les vagues conjectures de lillustre Grec avaient été confirmées singulièrement, sans que personne y prît garde, par les dernières théories sur les nébuleuses et les récentes découvertes cosmogoniques, je sentis que vous ne pourriez pas empêcher vos yeux de se tourner vers la grande nébuleuse dOrion ; je my attendais certainement. Vous ny avez pas manqué, et je fus alors certain davoir strictement emboîté le pas de votre rêverie. Or, dans cette amère boutade sur Chantilly, qui a paru hier dans le Musée, lécrivain satirique, en faisant des allusions désobligeantes au changement de nom du savetier quand il a chaussé le cothurne, citait un vers latin dont nous avons souvent causé. Je veux parler du vers :
Perdidit antiquum littera prima sonum.
« Je vous avais dit quil avait trait à Orion, qui sécrivait primitivement Urion ; et, à cause dune certaine acrimonie mêlée à cette discussion, jétais sûr que vous ne laviez pas oubliée. Il était clair, dès lors, que vous ne pouviez pas manquer dassocier les deux idées dOrion et de Chantilly. Cette association didées, je la vis au style du sourire qui traversa vos lèvres. Vous pensiez à limmolation du pauvre savetier. Jusque-là, vous aviez marché courbé en deux mais alors je vous vis vous redresser de toute votre hauteur. Jétais bien sûr que vous pensiez à la pauvre petite taille de Chantilly. Cest dans ce moment que jinterrompis vos réflexions pour vous faire remarquer que cétait un pauvre petit avorton que ce Chantilly, et quil serait bien mieux à sa place au théâtre des Variétés. »
Peu de temps après cet entretien, nous parcourions lédition du soir de la Gazette des tribunaux, quand les paragraphes suivants attirèrent notre attention :
« DOUBLE ASSASSINAT DES PLUS SINGULIERS. Ce matin, vers trois heures, les habitants du quartier Saint-Roch furent réveillés par une suite de cris effrayants, qui semblaient venir du quatrième étage dune maison de la rue Morgue, que lon savait occupée en totalité par une dame lEspanaye et sa fille, Mlle Camille lEspanaye. Après quelques retards causés par des efforts infructueux pour se faire ouvrir à lamiable, la grande porte fut forcée avec une pince, et huit ou dix voisins entrèrent, accompagnés de deux gendarmes.
« Cependant, les cris avaient cessé ; mais, au moment où tout ce monde arrivait pêle-mêle au premier étage, on distingua deux fortes voix, peut-être plus, qui semblaient se disputer violemment et venir de la partie supérieure de la maison. Quand on arriva au second palier, ces bruits avaient également cessé, et tout était parfaitement tranquille. Les voisins se répandirent de chambre en chambre. Arrivés à une vaste pièce située sur le derrière, au quatrième étage, et dont on força la porte qui était fermée, avec la clef en dedans, ils se trouvèrent en face dun spectacle qui frappa tous les assistants dune terreur non moins grande que leur étonnement.
« La chambre était dans le plus étrange désordre ; les meubles brisés et éparpillés dans tous les sens. Il ny avait quun lit, les matelas en avaient été arrachés et jetés au milieu du parquet. Sur une chaise, on trouva un rasoir mouillé de sang ; dans lâtre, trois longues et fortes boucles de cheveux gris, qui semblaient avoir été violemment arrachées avec leurs racines. Sur le parquet gisaient quatre napoléons, une boucle doreille ornée dune topaze, trois grandes cuillers dargent, trois plus petites en métal dAlger, et deux sacs contenant environ quatre mille francs en or. Dans un coin, les tiroirs dune commode étaient ouverts et avaient sans doute été mis au pillage, bien quon y ait trouvé plusieurs articles intacts. Un petit coffret de fer fut trouvé sous la literie (non pas sous le bois de lit) ; il était ouvert, avec la clef de la serrure. Il ne contenait que quelques vieilles lettres et dautres papiers sans importance.
« On ne trouva aucune trace de Mme lEspanaye ; mais on remarqua une quantité extraordinaire de suie dans le foyer ; on fit une recherche dans la cheminée, et chose horrible à dire ! on en tira le corps de la demoiselle, la tête en bas, qui avait été introduit de force et poussé par létroite ouverture jusquà une distance assez considérable. Le corps était tout chaud. En lexaminant, on découvrit de nombreuses excoriations, occasionnées sans doute par la violence avec laquelle il y avait été fourré et quil avait fallu employer pour le dégager. La figure portait quelques fortes égratignures, et la gorge était stigmatisée par des meurtrissures noires et de profondes traces dongles, comme si la mort avait eu lieu par strangulation.
« Après un examen minutieux de chaque partie de la maison, qui namena aucune découverte nouvelle, les voisins sintroduisirent dans une petite cour pavée, située sur le derrière du bâtiment. Là, gisait le cadavre de la vieille dame, avec la gorge si parfaitement coupée, que, quand on essaya de le relever, la tête se détacha du tronc. Le corps, aussi bien que la tête, était terriblement mutilé, et celui-ci à ce point quil gardait à peine une apparence humaine.
« Toute cette affaire reste un horrible mystère, et jusquà présent on na pas encore découvert, que nous sachions, le moindre fil conducteur. »
Le numéro suivant portait ces détails additionnels :
« LE DRAME DE LA RUE MORGUE. Bon nombre dindividus ont été interrogés relativement à ce terrible et extraordinaire événement, mais rien na transpiré qui puisse jeter quelque jour sur laffaire. Nous donnons ci-dessous les dépositions obtenues :
« Pauline Dubourg, blanchisseuse, dépose quelle a connu les deux victimes pendant trois ans, et quelle a blanchi pour elles pendant tout ce temps. La vieille dame et sa fille semblaient en bonne intelligence, très-affectueuses lune envers lautre. Cétaient de bonnes payes. Elle ne peut rien dire relativement à leur genre de vie et à leurs moyens dexistence. Elle croit que Mme lEspanaye disait la bonne aventure pour vivre. Cette dame passait pour avoir de largent de côté. Elle na jamais rencontré personne dans la maison, quand elle venait rapporter ou prendre le linge. Elle est sûre que ces dames navaient aucun domestique à leur service. Il lui a semblé quil ny avait de meubles dans aucune partie de la maison, excepté au quatrième étage.
« Pierre Moreau, marchand de tabac, dépose quil fournissait habituellement Mme lEspanaye, et lui vendait de petites quantités de tabac, quelquefois en poudre. Il est né dans le quartier et y a toujours demeuré. La défunte et sa fille occupaient depuis plus de six ans la maison où lon a trouvé leurs cadavres. Primitivement elle était habitée par un bijoutier, qui sous-louait les appartements supérieurs à différentes personnes. La maison appartenait à Mme lEspanaye. Elle sétait montrée très-mécontente de son locataire, qui endommageait les lieux ; elle était venue habiter sa propre maison, refusant den louer une seule partie. La bonne dame était en enfance. Le témoin a vu la fille cinq ou six fois dans lintervalle de ces six années. Elles menaient toutes deux une vie excessivement retirée ; elles passaient pour avoir de quoi. Il a entendu dire chez les voisins que Mme lEspanaye disait la bonne aventure ; il ne le croit pas. Il na jamais vu personne franchir la porte, excepté la vieille dame et sa fille, un commissionnaire une ou deux fois, et un médecin huit ou dix.
« Plusieurs autres personnes du voisinage déposent dans le même sens. On ne cite personne comme ayant fréquenté la maison. On ne sait pas si la dame et sa fille avaient des parents vivants. Les volets des fenêtres de face souvraient rarement. Ceux de derrière étaient toujours fermés, excepté aux fenêtres de la grande arrière-pièce du quatrième étage. La maison était une assez bonne maison, pas trop vieille.
« Isidore Muset, gendarme, dépose quil a été mis en réquisition, vers trois heures du matin, et quil a trouvé à la grande porte vingt ou trente personnes qui sefforçaient de pénétrer dans la maison. Il la forcée avec une baïonnette et non pas avec une pince. Il na pas eu grand-peine à louvrir, parce quelle était à deux battants et nétait verrouillée ni par en haut, ni par en bas. Les cris ont continué jusquà ce que la porte fût enfoncée, puis ils ont soudainement cessé. On eût dit les cris dune ou de plusieurs personnes en proie aux plus vives douleurs ; des cris très-hauts, très-prolongés, non pas des cris brefs, ni précipités. Le témoin a grimpé lescalier. En arrivant au premier palier, il a entendu deux voix qui se discutaient très-haut et très-aigrement ; lune, une voix rude, lautre beaucoup plus aiguë, une voix très-singulière. Il a distingué quelques mots de la première, cétait celle dun Français. Il est certain que ce nest pas une voix de femme. Il a pu distinguer les mots sacré et diable. La voix aiguë était celle dun étranger. Il ne sait pas précisément si cétait une voix dhomme ou de femme. Il na pu deviner ce quelle disait, mais il présume quelle parlait espagnol. Ce témoin rend compte de létat de la chambre et des cadavres dans les mêmes termes que nous lavons fait hier.
« Henri Duval, un voisin, et orfèvre de son état, dépose quil faisait partie du groupe de ceux qui sont entrés les premiers dans la maison. Confirme généralement le témoignage de Muset. Aussitôt quils se sont introduits dans la maison, ils ont refermé la porte pour barrer le passage à la foule qui samassait considérablement, malgré lheure plus que matinale. La voix aiguë, à en croire le témoin, était une voix dItalien. À coup sûr, ce nétait pas une voix française. Il ne sait pas au juste si cétait une voix de femme ; cependant, cela pourrait bien être. Le témoin nest pas familiarisé avec la langue italienne ; il na pu distinguer les paroles, mais il est convaincu daprès lintonation que lindividu qui parlait était un Italien. Le témoin a connu Mme lEspanaye et sa fille. Il a fréquemment causé avec elles. Il est certain que la voix aiguë nétait celle daucune des victimes.
« Odenheimer, restaurateur. Ce témoin sest offert de lui-même. Il ne parle pas français, et on la interrogé par le canal dun interprète. Il est né à Amsterdam. Il passait devant la maison au moment des cris. Ils ont duré quelques minutes, dix minutes peut-être. Cétaient des cris prolongés, très-hauts, très-effrayants, des cris navrants. Odenheimer est un de ceux qui ont pénétré dans la maison. Il confirme le témoignage précédent, à lexception dun seul point. Il est sûr que la voix aiguë était celle dun homme, dun Français. Il na pu distinguer les mots articulés. On parlait haut et vite, dun ton inégal, et qui exprimait la crainte aussi bien que la colère. La voix était âpre, plutôt âpre quaiguë. Il ne peut appeler cela précisément une voix aiguë. La grosse voix dit à plusieurs reprises : Sacré, diable, et une fois : Mon Dieu !
« Jules Mignaud, banquier, de la maison Mignaud et fils, rue Deloraine. Il est laîné des Mignaud. Mme lEspanaye avait quelque fortune. Il lui avait ouvert un compte dans sa maison, huit ans auparavant, au printemps. Elle a souvent déposé chez lui de petites sommes dargent. Il ne lui a rien délivré jusquau troisième jour avant sa mort, où elle est venue lui demander en personne une somme de quatre mille francs. Cette somme lui a été payée en or, et un commis a été chargé de la lui porter chez elle.
« Adolphe Lebon, commis chez Mignaud et fils, dépose que, le jour en question, vers midi, il a accompagné Mme lEspanaye à son logis, avec les quatre mille francs, en deux sacs. Quand la porte souvrit, Mlle lEspanaye parut, et lui prit des mains lun des deux sacs, pendant que la vieille dame le déchargeait de lautre. Il les salua et partit. Il na vu personne dans la rue en ce moment. Cest une rue borgne, très-solitaire.
« William Bird, tailleur, dépose quil est un de ceux qui se sont introduits dans la maison. Il est Anglais. Il a vécu deux ans à Paris. Il est un des premiers qui ont monté lescalier. Il a entendu les voix qui se disputaient. La voix rude était celle dun Français. Il a pu distinguer quelques mots, mais il ne se les rappelle pas. Il a entendu distinctement sacré et mon Dieu. Cétait en ce moment un bruit comme de plusieurs personnes qui se battent, le tapage dune lutte et dobjets quon brise. La voix aiguë était très-forte, plus forte que la voix rude. Il est sûr que ce nétait pas une voix dAnglais. Elle lui sembla une voix dAllemand ; peut-être bien une voix de femme. Le témoin ne sait pas lallemand.
« Quatre des témoins ci-dessus mentionnés ont été assignés de nouveau et ont déposé que la porte de la chambre où fut trouvé le corps de Mlle lEspanaye était fermée en dedans quand ils y arrivèrent. Tout était parfaitement silencieux ; ni gémissements, ni bruits daucune espèce. Après avoir forcé la porte, ils ne virent personne.
« Les fenêtres, dans la chambre de derrière et dans celle de face, étaient fermées et solidement assujetties en dedans. Une porte de communication était fermée, mais pas à clef. La porte qui conduit de la chambre du devant au corridor était fermée à clef, et la clef en dedans ; une petite pièce sur le devant de la maison, au quatrième étage, à lentrée du corridor, ouverte, et la porte entrebâillée ; cette pièce, encombrée de vieux bois de lit, de malles, etc. On a soigneusement dérangé et visité tous ces objets. Il ny a pas un pouce dune partie quelconque de la maison qui nait été soigneusement visité. On a fait pénétrer des ramoneurs dans les cheminées. La maison est à quatre étages avec des mansardes. Une trappe qui donne sur le toit était condamnée et solidement fermée avec des clous ; elle ne semblait pas avoir été ouverte depuis des années. Les témoins varient sur la durée du temps écoulé entre le moment où lon a entendu les voix qui se disputaient et celui où lon a forcé la porte de la chambre. Quelques-uns lévaluent trop court, deux ou trois minutes, dautres, cinq minutes. La porte ne fut ouverte quà grand-peine.
« Alfonso Garcio, entrepreneur des pompes funèbres, dépose quil demeure rue Morgue. Il est né en Espagne. Il est un de ceux qui ont pénétré dans la maison. Il na pas monté lescalier. Il a les nerfs très-délicats, et redoute les conséquences dune violente agitation nerveuse. Il a entendu les voix qui se disputaient. La grosse voix était celle dun Français. Il na pu distinguer ce quelle disait. La voix aiguë était celle dun Anglais, il en est bien sûr. Le témoin ne sait pas langlais, mais il juge daprès lintonation.
« Alberto Montani, confiseur, dépose quil fut des premiers qui montèrent lescalier. Il a entendu les voix en question. La voix rauque était celle dun Français. Il a distingué quelques mots. Lindividu qui parlait semblait faire des remontrances. Il na pas pu deviner ce que disait la voix aiguë. Elle parlait vite et par saccades. Il la prise pour la voix dun Russe. Il confirme en général les témoignages précédents. Il est Italien ; il avoue quil na jamais causé avec un Russe.
« Quelques témoins, rappelés, certifient que les cheminées dans toutes les chambres, au quatrième étage, sont trop étroites pour livrer passage à un être humain. Quand ils ont parlé de ramonage, ils voulaient parler de ces brosses en forme de cylindres dont on se sert pour nettoyer les cheminées. On a fait passer ces brosses du haut au bas dans tous les tuyaux de la maison. Il ny a sur le derrière aucun passage qui ait pu favoriser la fuite dun assassin, pendant que les témoins montaient lescalier. Le corps de Mlle lEspanaye était si solidement engagé dans la cheminée, quil a fallu, pour le retirer, que quatre ou cinq des témoins réunissent leurs forces.
« Paul Dumas, médecin, dépose quil a été appelé au point du jour pour examiner les cadavres. Ils gisaient tous les deux sur le fond de sangle du lit dans la chambre où avait été trouvée Mlle lEspanaye. Le corps de la jeune dame était fortement meurtri et excorié. Ces particularités sexpliquent suffisamment par le fait de son introduction dans la cheminée. La gorge était singulièrement écorchée. Il y avait, juste au-dessous du menton, plusieurs égratignures profondes, avec une rangée de taches livides, résultant évidemment de la pression des doigts. La face était affreusement décolorée, et les globes des yeux sortaient de la tête. La langue était coupée à moitié. Une large meurtrissure se manifestait au creux de lestomac, produite, selon toute apparence, par la pression dun genou. Dans lopinion de M. Dumas, Mlle lEspanaye avait été étranglée par un ou par plusieurs individus inconnus.
« Le corps de la mère était horriblement mutilé. Tous les os de la jambe et du bras gauche plus ou moins fracassés ; le tibia gauche brisé en esquilles, ainsi que les côtes du même côté. Tout le corps affreusement meurtri et décoloré. Il était impossible de dire comment de pareils coups avaient été portés. Une lourde massue de bois ou une large pince de fer, une arme grosse, pesante et contondante aurait pu produire de pareils résultats, et encore, maniée par les mains dun homme excessivement robuste. Avec nimporte quelle arme, aucune femme naurait pu frapper de tels coups. La tête de la défunte, quand le témoin la vit, était entièrement séparée du tronc, et, comme le reste, singulièrement broyée. La gorge évidemment avait été tranchée avec un instrument très-affilé, très-probablement un rasoir.
« Alexandre Étienne, chirurgien, a été appelé en même temps que M. Dumas pour visiter les cadavres ; il confirme le témoignage et lopinion de M. Dumas.
« Quoique plusieurs autres personnes aient été interrogées, on na pu obtenir aucun autre renseignement dune valeur quelconque. Jamais assassinat si mystérieux, si embrouillé, na été commis à Paris, si toutefois il y a eu assassinat.
« La police est absolument déroutée, cas fort usité dans les affaires de cette nature. Il est vraiment impossible de retrouver le fil de cette affaire. »
Lédition du soir constatait quil régnait une agitation permanente dans le quartier Saint-Roch ; que les lieux avaient été lobjet dun second examen, que les témoins avaient été interrogés de nouveau, mais tout cela sans résultat. Cependant, un post-scriptum annonçait quAdolphe Lebon, le commis de la maison de banque, avait été arrêté et incarcéré, bien que rien dans les faits déjà connus ne parût suffisant pour lincriminer.
Dupin semblait sintéresser singulièrement à la marche de cette affaire, autant, du moins, que jen pouvais juger par ses manières, car il ne faisait aucun commentaire. Ce fut seulement après que le journal eut annoncé lemprisonnement de Lebon quil me demanda quelle opinion javais relativement à ce double meurtre.
Je ne pus que lui confesser que jétais comme tout Paris, et que je le considérais comme un mystère insoluble. Je ne voyais aucun moyen dattraper la trace du meurtrier.
Nous ne devons pas juger des moyens possibles, dit Dupin, par une instruction embryonnaire. La police parisienne, si vantée pour sa pénétration, est très-rusée, rien de plus. Elle procède sans méthode, elle na pas dautre méthode que celle du moment. On fait ici un grand étalage de mesures, mais il arrive souvent quelles sont si intempestives et si mal appropriées au but, quelles font penser à M. Jourdain, qui demandait sa robe de chambre pour mieux entendre la musique. Les résultats obtenus sont quelquefois surprenants, mais ils sont, pour la plus grande partie, simplement dus à la diligence et à lactivité. Dans le cas où ces facultés sont insuffisantes, les plans ratent. Vidocq, par exemple, était bon pour deviner ; cétait un homme de patience mais sa pensée nétant pas suffisamment éduquée, il faisait continuellement fausse route, par lardeur même de ses investigations. Il diminuait la force de sa vision en regardant lobjet de trop près. Il pouvait peut-être voir un ou deux points avec une netteté singulière, mais, par le fait même de son procédé, il perdait laspect de laffaire prise dans son ensemble. Cela peut sappeler le moyen dêtre trop profond. La vérité nest pas toujours dans un puits. En somme, quant à ce qui regarde les notions qui nous intéressent de plus près, je crois quelle est invariablement à la surface. Nous la cherchons dans la profondeur de la vallée : cest au sommet des montagnes que nous la découvrirons.
« On trouve dans la contemplation des corps célestes des exemples et des échantillons excellents de ce genre derreur. Jetez sur une étoile un rapide coup dœil, regardez-la obliquement, en tournant vers elle la partie latérale de la rétine (beaucoup plus sensible à une lumière faible que la partie centrale), et vous verrez létoile distinctement ; vous aurez lappréciation la plus juste de son éclat, éclat qui sobscurcit à proportion que vous dirigez votre point de vue en plein sur elle.
« Dans le dernier cas, il tombe sur lœil un plus grand nombre de rayons ; mais, dans le premier, il y a une réceptibilité plus complète, une susceptibilité beaucoup plus vive. Une profondeur outrée affaiblit la pensée et la rend perplexe ; et il est possible de faire disparaître Vénus elle-même du firmament par une attention trop soutenue, trop concentrée, trop directe.
« Quant à cet assassinat, faisons nous-mêmes un examen avant de nous former une opinion. Une enquête nous procurera de lamusement (je trouvai cette expression bizarre, appliquée au cas en question, mais je ne dis mot) ; et, en outre, Lebon ma rendu un service pour lequel je ne veux pas me montrer ingrat. Nous irons sur les lieux, nous les examinerons de nos propres yeux. Je connais G…, le préfet de police, et nous obtiendrons sans peine lautorisation nécessaire. »
Lautorisation fut accordée, et nous allâmes tout droit à la rue Morgue. Cest un de ces misérables passages qui relient la rue Richelieu à la rue Saint-Roch. Cétait dans laprès-midi, et il était déjà tard quand nous y arrivâmes, car ce quartier est situé à une grande distance de celui que nous habitions. Nous trouvâmes bien vite la maison, car il y avait une multitude de gens qui contemplaient de lautre côté de la rue les volets fermés, avec une curiosité badaude. Cétait une maison comme toutes les maisons de Paris, avec une porte cochère, et sur lun des côtés une niche vitrée avec un carreau mobile, représentant la loge du concierge. Avant dentrer, nous remontâmes la rue, nous tournâmes dans une allée, et nous passâmes ainsi sur les derrières de la maison. Dupin, pendant ce temps, examinait tous les alentours, aussi bien que la maison, avec une attention minutieuse dont je ne pouvais pas deviner lobjet.
Nous revînmes sur nos pas vers la façade de la maison ; nous sonnâmes, nous montrâmes notre pouvoir, et les agents nous permirent dentrer. Nous montâmes jusquà la chambre où on avait trouvé le corps de Mlle lEspanaye, et où gisaient encore les deux cadavres. Le désordre de la chambre avait été respecté, comme cela se pratique en pareil cas. Je ne vis rien de plus que ce quavait constaté la Gazette des tribunaux. Dupin analysait minutieusement toutes choses, sans en excepter les corps des victimes. Nous passâmes ensuite dans les autres chambres, et nous descendîmes dans les cours, toujours accompagnés par un gendarme. Cet examen dura fort longtemps, et il était nuit quand nous quittâmes la maison. En retournant chez nous, mon camarade sarrêta quelques minutes dans les bureaux dun journal quotidien.
Jai dit que mon ami avait toutes sortes de bizarreries, et que je les ménageais (car ce mot na pas déquivalent en anglais). Il entrait maintenant dans sa fantaisie de se refuser à toute conversation relativement à lassassinat, jusquau lendemain à midi. Ce fut alors quil me demanda brusquement si javais remarqué quelque chose de particulier sur le théâtre du crime.
Il y eut dans sa manière de prononcer le mot particulier un accent qui me donna le frisson sans que je susse pourquoi.
Non, rien de particulier, dis-je, rien dautre, du moins, que ce que nous avons lu tous deux dans le journal.
« La Gazette, reprit-il, na pas, je le crains, pénétré lhorreur insolite de laffaire. Mais laissons là les opinions niaises de ce papier. Il me semble que le mystère est considéré comme insoluble, par la raison même qui devrait le faire regarder comme facile à résoudre, je veux parler du caractère excessif sous lequel il apparaît. Les gens de police sont confondus par labsence apparente de motifs légitimant, non le meurtre en lui-même, mais latrocité du meurtre. Ils sont embarrassés aussi par limpossibilité apparente de concilier les voix qui se disputaient avec ce fait quon na trouvé en haut de lescalier dautre personne que Mlle lEspanaye, assassinée, et quil ny avait aucun moyen de sortir sans être vu des gens qui montaient lescalier. Létrange désordre de la chambre, le corps fourré, la tête en bas, dans la cheminée, leffrayante mutilation du corps de la vieille dame, ces considérations, jointes à celles que jai mentionnées et à dautres dont je nai pas besoin de parler, ont suffi pour paralyser laction des agents du ministère et pour dérouter complètement leur perspicacité si vantée. Ils ont commis la très-grosse et très-commune faute de confondre lextraordinaire avec labstrus. Mais cest justement en suivant ces déviations du cours ordinaire de la nature que la raison trouvera son chemin, si la chose est possible, et marchera vers la vérité. Dans les investigations du genre de celle qui nous occupe, il ne faut pas tant se demander comment les choses se sont passées, quétudier en quoi elles se distinguent de tout ce qui est arrivé jusquà présent. Bref, la facilité avec laquelle jarriverai, ou je suis déjà arrivé, à la solution du mystère, est en raison directe de son insolubilité apparente aux yeux de la police.
Je fixai mon homme avec un étonnement muet.
Jattends maintenant, continua-t-il en jetant un regard sur la porte de notre chambre, jattends un individu qui, bien quil ne soit peut-être pas lauteur de cette boucherie, doit se trouver en partie impliqué dans sa perpétration. Il est probable quil est innocent de la partie atroce du crime. Jespère ne pas me tromper dans cette hypothèse ; car cest sur cette hypothèse que je fonde lespérance de déchiffrer lénigme entière. Jattends lhomme ici, dans cette chambre, dune minute à lautre. Il est vrai quil peut fort bien ne pas venir, mais il y a quelques probabilités pour quil vienne. Sil vient, il sera nécessaire de le garder. Voici des pistolets, et nous savons tous deux à quoi ils servent quand loccasion lexige.
Je pris les pistolets, sans trop savoir ce que je faisais, pouvant à peine en croire mes oreilles, pendant que Dupin continuait, à peu près comme dans un monologue. Jai déjà parlé de ses manières distraites dans ces moments-là. Son discours sadressait à moi ; mais sa voix, quoique montée à un diapason fort ordinaire, avait cette intonation que lon prend dhabitude en parlant à quelquun placé à une grande distance. Ses yeux, dune expression vague, ne regardaient que le mur.
Les voix qui se disputaient, disait-il, les voix entendues par les gens qui montaient lescalier nétaient pas celles de ces malheureuses femmes, cela est plus que prouvé par lévidence. Cela nous débarrasse pleinement de la question de savoir si la vieille dame aurait assassiné sa fille et se serait ensuite suicidée.
« Je ne parle de ce cas que par amour de la méthode ; car la force de Mme lEspanaye eût été absolument insuffisante pour introduire le corps de sa fille dans la cheminée, de la façon où on la découvert ; et la nature des blessures trouvées sur sa propre personne exclut entièrement lidée de suicide. Le meurtre a donc été commis par des tiers, et les voix de ces tiers sont celles quon a entendues se quereller.
« Permettez-moi maintenant dappeler votre attention, non pas sur les dépositions relatives à ces voix, mais sur ce quil y a de particulier dans ces dépositions. Y avez-vous remarqué quelque chose de particulier ?
Je remarquai que, pendant que tous les témoins saccordaient à considérer la grosse voix comme étant celle dun Français, il y avait un grand désaccord relativement à la voix aiguë, ou, comme lavait définie un seul individu, à la voix âpre.
Cela constitue lévidence, dit Dupin, mais non la particularité de lévidence. Vous navez rien observé de distinctif ; cependant il y avait quelque chose à observer. Les témoins, remarquez-le bien, sont daccord sur la grosse voix ; là-dessus, il y a unanimité. Mais relativement à la voix aiguë, il y a une particularité, elle ne consiste pas dans leur désaccord, mais en ceci que, quand un Italien, un Anglais, un Espagnol, un Hollandais, essayent de la décrire, chacun en parle comme dune voix détranger, chacun est sûr que ce nétait pas la voix dun de ses compatriotes.
« Chacun la compare, non pas à la voix dun individu dont la langue lui serait familière, mais justement au contraire. Le Français présume que cétait une voix dEspagnol, et il aurait pu distinguer quelques mots sil était familiarisé avec lespagnol. Le Hollandais affirme que cétait la voix dun Français ; mais il est établi que le témoin, ne sachant pas le français, a été interrogé par le canal dun interprète. LAnglais pense que cétait la voix dun Allemand, et il nentend pas lallemand. LEspagnol est positivement sûr que cétait la voix dun Anglais, mais il en juge uniquement par lintonation, car il na aucune connaissance de langlais. LItalien croit à une voix de Russe, mais il na jamais causé avec une personne native de Russie. Un autre Français, cependant, diffère du premier, et il est certain que cétait une voix dItalien ; mais, nayant pas la connaissance de cette langue, il fait comme lEspagnol, il tire sa certitude de lintonation. Or, cette voix était donc bien insolite et bien étrange, quon ne pût obtenir à son égard que de pareils témoignages ? Une voix dans les intonations de laquelle des citoyens des cinq grandes parties de lEurope nont rien pu reconnaître qui leur fût familier ! Vous me direz que cétait peut-être la voix dun Asiatique ou dun Africain. Les Africains et les Asiatiques nabondent pas à Paris ; mais, sans nier la possibilité du cas jappellerai simplement votre attention sur trois points.
« Un témoin dépeint la voix ainsi : plutôt âpre quaiguë. Deux autres en parlent comme dune voix brève et saccadée. Ces témoins nont distingué aucune parole, aucun son ressemblant à des paroles.
« Je ne sais pas, continua Dupin, quelle impression jai pu faire sur votre entendement ; mais je nhésite pas à affirmer quon peut tirer des déductions légitimes de cette partie même des dépositions, la partie relative aux deux voix, la grosse voix et la voix aiguë très-suffisantes en elles-mêmes pour créer un soupçon qui indiquerait la route dans toute investigation ultérieure du mystère.
« Jai dit : déductions légitimes, mais cette expression ne rend pas complètement ma pensée. Je voulais faire entendre que ces déductions sont les seules convenables, et que ce soupçon en surgit inévitablement comme le seul résultat possible. Cependant, de quelle nature est ce soupçon, je ne vous le dirai pas immédiatement. Je désire simplement vous démontrer que ce soupçon était plus que suffisant pour donner un caractère décidé, une tendance positive à lenquête que je voulais faire dans la chambre.
« Maintenant, transportons-nous en imagination dans cette chambre. Quel sera le premier objet de notre recherche ? Les moyens dévasion employés par les meurtriers. Nous pouvons affirmer, nest-ce pas, que nous ne croyons ni lun ni lautre aux événements surnaturels ? Mesdames lEspanaye nont pas été assassinées par les esprits. Les auteurs du meurtre étaient des êtres matériels, et ils ont fui matériellement.
« Or, comment ? Heureusement, il ny a quune manière de raisonner sur ce point, et cette manière nous conduira à une conclusion positive. Examinons donc un à un les moyens possibles dévasion. Il est clair que les assassins étaient dans la chambre où lon a trouvé Mlle lEspanaye, ou au moins dans la chambre adjacente quand la foule a monté lescalier. Ce nest donc que dans ces deux chambres que nous avons à chercher des issues. La police a levé les parquets, ouvert les plafonds, sondé la maçonnerie des murs. Aucune issue secrète na pu échapper à sa perspicacité. Mais je ne me suis pas fié à ses yeux, et jai examiné avec les miens ; il ny a réellement pas dissue secrète. Les deux portes qui conduisent des chambres dans le corridor étaient solidement fermées et les clefs en dedans. Voyons les cheminées. Celles-ci, qui sont dune largeur ordinaire jusquà une distance de huit ou dix pieds au-dessus du foyer, ne livreraient pas au delà un passage suffisant à un gros chat.
« Limpossibilité de la fuite, du moins par les voies ci-dessus indiquées, étant donc absolument établie, nous en sommes réduits aux fenêtres. Personne na pu fuir par celles de la chambre du devant sans être vu par la foule du dehors. Il a donc fallu que les meurtriers séchappassent par celles de la chambre de derrière.
« Maintenant, amenés, comme nous le sommes, à cette conclusion par des déductions aussi irréfragables, nous navons pas le droit, en tant que raisonneurs, de la rejeter en raison de son apparente impossibilité. Il ne nous reste donc quà démontrer que cette impossibilité apparente nexiste pas en réalité.
« Il y a deux fenêtres dans la chambre. Lune des deux nest pas obstruée par lameublement, et est restée entièrement visible. La partie inférieure de lautre est cachée par le chevet du lit, qui est fort massif et qui est poussé tout contre. On a constaté que la première était solidement assujettie en dedans. Elle a résisté aux efforts les plus violents de ceux qui ont essayé de la lever. On avait percé dans son châssis, à gauche, un grand trou avec une vrille, et on y trouva un gros clou enfoncé presque jusquà la tête. En examinant lautre fenêtre, on y a trouvé fiché un clou semblable ; et un vigoureux effort pour lever le châssis na pas eu plus de succès que de lautre côté. La police était dès lors pleinement convaincue quaucune fuite navait pu seffectuer par ce chemin. Il fut donc considéré comme superflu de retirer les clous et douvrir les fenêtres.
« Mon examen fut un peu plus minutieux, et cela par la raison que je vous ai donnée tout à lheure. Cétait le cas, je le savais, où il fallait démontrer que limpossibilité nétait quapparente.
« Je continuai à raisonner ainsi, a posteriori. Les meurtriers sétaient évadés par lune de ces fenêtres. Cela étant, ils ne pouvaient pas avoir réassujetti les châssis en dedans, comme on les a trouvés ; considération qui, par son évidence, a borné les recherches de la police dans ce sens-là. Cependant, ces châssis étaient bien fermés. Il faut donc quils puissent se fermer deux-mêmes. Il ny avait pas moyen déchapper à cette conclusion. Jallai droit à la fenêtre non bouchée, je retirai le clou avec quelque difficulté, et jessayai de lever le châssis. Il a résisté à tous mes efforts, comme je my attendais. Il y avait donc, jen étais sûr maintenant, un ressort caché ; et ce fait, corroborant mon idée, me convainquit au moins de la justesse de mes prémisses, quelques mystérieuses que mapparussent toujours les circonstances relatives aux clous. Un examen minutieux me fit bientôt découvrir le ressort secret. Je le poussai, et, satisfait de ma découverte, je mabstins de lever le châssis.
« Je remis alors le clou en place et lexaminai attentivement. Une personne passant par la fenêtre pouvait lavoir refermée, et le ressort aurait fait son office mais le clou naurait pas été replacé. Cette conclusion était nette et rétrécissait encore le champ de mes investigations. Il fallait que les assassins se fussent enfuis par lautre fenêtre. En supposant donc que les ressorts des deux croisées fussent semblables, comme il était probable, il fallait cependant trouver une différence dans les clous, ou au moins dans la manière dont ils avaient été fixés. Je montai sur le fond de sangle du lit, et je regardai minutieusement lautre fenêtre par-dessus le chevet du lit. Je passai ma main derrière, je découvris aisément le ressort, et je le fis jouer ; il était, comme je lavais deviné, identique au premier. Alors, jexaminai le clou. Il était aussi gros que lautre, et fixé de la même manière, enfoncé presque jusquà la tête.
« Vous direz que jétais embarrassé ; mais, si vous avez une pareille pensée, cest que vous vous êtes mépris sur la nature de mes inductions. Pour me servir dun terme de jeu, je navais pas commis une seule faute ; je navais pas perdu la piste un seul instant ; il ny avait pas une lacune dun anneau à la chaîne. Javais suivi le secret jusque dans sa dernière phase, et cette phase, cétait le clou. Il ressemblait, dis-je, sous tous les rapports, à son voisin de lautre fenêtre ; mais ce fait, quelque concluant quil fût en apparence, devenait absolument nul, en face de cette considération dominante, à savoir que là, à ce clou, finissait le fil conducteur. Il faut, me dis-je, quil y ait dans ce clou quelque chose de défectueux. Je le touchai, et la tête, avec un petit morceau de la tige, un quart de pouce environ, me resta dans les doigts. Le reste de la tige était dans le trou, où elle sétait cassée. Cette fracture était fort ancienne, car les bords étaient incrustés de rouille, et elle avait été opérée par un coup de marteau, qui avait enfoncé en partie la tête du clou dans le fond du châssis. Je rajustai soigneusement la tête avec le morceau qui la continuait, et le tout figura un clou intact ; la fissure était inappréciable. Je pressai le ressort, je levai doucement la croisée de quelques pouces ; la tête du clou vint avec elle, sans bouger de son trou. Je refermai la croisée, et le clou offrit de nouveau le semblant dun clou complet.
« Jusquici lénigme était débrouillée. Lassassin avait fui par la fenêtre qui touchait au lit. Quelle fût retombée delle-même après la fuite ou quelle eût été fermée par une main humaine, elle était retenue par le ressort, et la police avait attribué cette résistance au clou ; aussi toute enquête ultérieure avait été jugée superflue.
« La question, maintenant, était celle du mode de descente. Sur ce point, javais satisfait mon esprit dans notre promenade autour du bâtiment. À cinq pieds et demi environ de la fenêtre en question court une chaîne de paratonnerre. De cette chaîne, il eût été impossible à nimporte qui datteindre la fenêtre, à plus forte raison, dentrer.
« Toutefois, jai remarqué que les volets du quatrième étage étaient du genre particulier que les menuisiers parisiens appellent ferrades, genre de volets fort peu usité aujourdhui, mais quon rencontre fréquemment dans de vieilles maisons de Lyon et de Bordeaux. Ils sont faits comme une porte ordinaire (porte simple, et non pas à double battant), à lexception que la partie inférieure est façonnée à jour et treillissée, ce qui donne aux mains une excellente prise.
« Dans le cas en question, ces volets sont larges de trois bons pieds et demi. Quand nous les avons examinés du derrière de la maison, ils étaient tous les deux ouverts à moitié, cest-à-dire quils faisaient angle droit avec le mur. Il est présumable que la police a examiné comme moi les derrières du bâtiment ; mais, en regardant ces ferrades dans le sens de leur largeur (comme elle les a vues inévitablement), elle na sans doute pas pris garde à cette largeur même, ou du moins elle ny a pas attaché limportance nécessaire. En somme, les agents, quand il a été démontré pour eux que la fuite navait pu seffectuer de ce côté, ne leur ont appliqué quun examen succinct.
« Toutefois, il était évident pour moi que le volet appartenant à la fenêtre située au chevet du lit, si on le supposait rabattu contre le mur, se trouverait à deux pieds de la chaîne du paratonnerre. Il était clair aussi que, par leffort dune énergie et dun courage insolites, on pouvait, à laide de la chaîne, avoir opéré une invasion par la fenêtre. Arrivé à cette distance de deux pieds et demi (je suppose maintenant le volet complètement ouvert), un voleur aurait pu trouver dans le treillage une prise solide. Il aurait pu dès lors, en lâchant la chaîne, en assurant bien ses pieds contre le mur et en sélançant vivement, tomber dans la chambre, et attirer violemment le volet avec lui de manière à le fermer, en supposant, toutefois, la fenêtre ouverte à ce moment-là.
« Remarquez bien, je vous prie, que jai parlé dune énergie très-peu commune, nécessaire pour réussir dans une entreprise aussi difficile, aussi hasardeuse. Mon but est de vous prouver dabord que la chose a pu se faire, en second lieu et principalement, dattirer votre attention sur le caractère très-extraordinaire, presque surnaturel, de lagilité nécessaire pour laccomplir.
« Vous direz sans doute, en vous servant de la langue judiciaire, que, pour donner ma preuve a fortiori, je devrais plutôt sous-évaluer lénergie nécessaire dans ce cas que réclamer son exacte estimation. Cest peut-être la pratique des tribunaux, mais cela ne rentre pas dans les us de la raison. Mon objet final, cest la vérité. Mon but actuel, cest de vous induire à rapprocher cette énergie tout à fait insolite de cette voix particulière, de cette voix aiguë (ou âpre), de cette voix saccadée, dont la nationalité na pu être constatée par laccord de deux témoins, et dans laquelle personne na saisi de mots articulés, de syllabisation. »
À ces mots, une conception vague et embryonnaire de la pensée de Dupin passa dans mon esprit. Il me semblait être sur la limite de la compréhension sans pouvoir comprendre ; comme les gens qui sont quelquefois sur le bord du souvenir, et qui cependant ne parviennent pas à se rappeler. Mon ami continua son argumentation :
« Vous voyez, dit-il, que jai transporté la question du mode de sortie au mode dentrée. Il était dans mon plan de démontrer quelles se sont effectuées de la même manière et sur le même point. Retournons maintenant dans lintérieur de la chambre. Examinons toutes les particularités. Les tiroirs de la commode, dit-on, ont été mis au pillage, et cependant on y a trouvé plusieurs articles de toilette intacts. Cette conclusion est absurde ; cest une simple conjecture, une conjecture passablement niaise, et rien de plus. Comment pouvons-nous savoir que les articles trouvés dans les tiroirs ne représentent pas tout ce que les tiroirs contenaient ? Mme lEspanaye et sa fille menaient une vie excessivement retirée, ne voyaient pas le monde, sortaient rarement, avaient donc peu doccasions de changer de toilette. Ceux quon a trouvés étaient au moins daussi bonne qualité quaucun de ceux que possédaient vraisemblablement ces dames. Et si un voleur en avait pris quelques-uns, pourquoi naurait-il pas pris les meilleurs, pourquoi ne les aurait-il pas tous pris ? Bref, pourquoi aurait-il abandonné les quatre mille francs en or pour sempêtrer dun paquet de linge ? Lor a été abandonné. La presque totalité de la somme désignée par le banquier Mignaud a été trouvée sur le parquet, dans les sacs. Je tiens donc à écarter de votre pensée lidée saugrenue dun intérêt, idée engendrée dans le cerveau de la police par les dépositions qui parlent dargent délivré à la porte même de la maison. Des coïncidences dix fois plus remarquables que celle-ci (la livraison de largent et le meurtre commis trois jours après sur le propriétaire) se présentent dans chaque heure de notre vie sans attirer notre attention, même une minute. En général, les coïncidences sont de grosses pierres dachoppement dans la route de ces pauvres penseurs mal éduqués qui ne savent pas le premier mot de la théorie des probabilités, théorie à laquelle le savoir humain doit ses plus glorieuses conquêtes et ses plus belles découvertes. Dans le cas présent, si lor avait disparu, le fait quil avait été délivré trois jours auparavant créerait quelque chose de plus quune coïncidence. Cela corroborerait lidée dintérêt. Mais, dans les circonstances réelles où nous sommes placés, si nous supposons que lor a été le mobile de lattaque, il nous faut supposer ce criminel assez indécis et assez idiot pour oublier à la fois son or et le mobile qui la fait agir.
« Mettez donc bien dans votre esprit les points sur lesquels jai attiré votre attention, cette voix particulière, cette agilité sans pareille, et cette absence frappante dintérêt dans un meurtre aussi singulièrement atroce que celui-ci. Maintenant, examinons la boucherie en elle-même. Voilà une femme étranglée par la force des mains, et introduite dans une cheminée, la tête en bas. Des assassins ordinaires nemploient pas de pareils procédés pour tuer. Encore moins cachent-ils ainsi les cadavres de leurs victimes. Dans cette façon de fourrer le corps dans la cheminée, vous admettrez quil y a quelque chose dexcessif et de bizarre, quelque chose dabsolument inconciliable avec tout ce que nous connaissons en général des actions humaines, même en supposant que les auteurs fussent les plus pervertis des hommes. Songez aussi quelle force prodigieuse il a fallu pour pousser ce corps dans une pareille ouverture, et ly pousser si puissamment, que les efforts réunis de plusieurs personnes furent à peine suffisants pour len retirer.
« Portons maintenant notre attention sur dautres indices de cette vigueur merveilleuse. Dans le foyer, on a trouvé des mèches de cheveux, des mèches très-épaisses de cheveux gris. Ils ont été arrachés avec leurs racines. Vous savez quelle puissante force il faut pour arracher seulement de la tête vingt ou trente cheveux à la fois. Vous avez vu les mèches en question aussi bien que moi. À leurs racines grumelées affreux spectacle ! adhéraient des fragments de cuir chevelu, preuve certaine de la prodigieuse puissance quil a fallu déployer pour déraciner peut-être cinq cent mille cheveux dun seul coup.
« Non seulement le cou de la vieille dame était coupé, mais la tête absolument séparée du corps : linstrument était un simple rasoir. Je vous prie de remarquer cette férocité bestiale. Je ne parle pas des meurtrissures du corps de Mme lEspanaye ; M. Dumas et son honorable confrère, M. Étienne, ont affirmé quelles avaient été produites par un instrument contondant ; et en cela ces messieurs furent tout à fait dans le vrai. Linstrument contondant a été évidemment le pavé de la cour sur laquelle la victime est tombée de la fenêtre qui donne sur le lit. Cette idée, quelque simple quelle apparaisse maintenant, a échappé à la police par la même raison qui la empêchée de remarquer la largeur des volets ; parce que, grâce à la circonstance des clous, sa perception était hermétiquement bouchée à lidée que les fenêtres eussent jamais pu être ouvertes.
« Si maintenant, subsidiairement, vous avez convenablement réfléchi au désordre bizarre de la chambre, nous sommes allés assez avant pour combiner les idées dune agilité merveilleuse, dune férocité bestiale, dune boucherie sans motif, dune grotesquerie dans lhorrible absolument étrangère à lhumanité, et dune voix dont laccent est inconnu à loreille dhommes de plusieurs nations, dune voix dénuée de toute syllabisation distincte et intelligible. Or, pour vous, quen ressort-il ? Quelle impression ai-je faite sur votre imagination ? »
Je sentis un frisson courir dans ma chair quand Dupin me fit cette question.
Un fou, dis-je, aura commis ce meurtre, quelque maniaque furieux échappé à une maison de santé du voisinage.
Pas trop mal, répliqua-t-il, votre idée est presque applicable. Mais les voix des fous, même dans leurs plus sauvages paroxysmes, ne se sont jamais accordées avec ce quon dit de cette singulière voix entendue dans lescalier. Les fous font partie dune nation quelconque, et leur langage, pour incohérent quil soit dans les paroles, est toujours syllabifié. En outre, le cheveu dun fou ne ressemble pas à celui que je tiens maintenant dans ma main. Jai dégagé cette petite touffe des doigts rigides et crispés de Mme lEspanaye. Dites-moi ce que vous en pensez.
Dupin ! dis-je, complètement bouleversé, ces cheveux sont bien extraordinaires, ce ne sont pas là des cheveux humains !
Je nai pas affirmé quils fussent tels, dit-il ; mais, avant de nous décider sur ce point, je désire que vous jetiez un coup dœil sur le petit dessin que jai tracé sur ce bout de papier. Cest un fac-similé qui représente ce que certaines dépositions définissent les meurtrissures noirâtres et les profondes marques dongles trouvées sur le cou de Mlle lEspanaye, et que MM. Dumas et Étienne appellent une série de taches livides, évidemment causées par limpression des doigts.
Vous voyez, continua mon ami en déployant le papier sur la table, que ce dessin donne lidée dune poigne solide et ferme. Il ny a pas dapparence que les doigts aient glissé. Chaque doigt a gardé, peut-être jusquà la mort de la victime, la terrible prise quil sétait faite, et dans laquelle il sest moulé. Essayez maintenant de placer tous vos doigts, en même temps, chacun dans la marque analogue que vous voyez.
Jessayai, mais inutilement.
Il est possible, dit Dupin, que nous ne fassions pas cette expérience dune manière décisive. Le papier est déployé sur une surface plane, et la gorge humaine est cylindrique. Voici un rouleau de bois dont la circonférence est à peu près celle dun cou. Étalez le dessin tout autour, et recommencez lexpérience.
Jobéis ; mais la difficulté fut encore plus évidente que la première fois.
Ceci, dis-je, nest pas la trace dune main humaine.
Maintenant, dit Dupin, lisez ce passage de Cuvier.
Cétait lhistoire minutieuse, anatomique et descriptive, du grand orang-outang fauve des îles de lInde orientale. Tout le monde connaît suffisamment la gigantesque stature, la force et lagilité prodigieuses, la férocité sauvage et les facultés dimitation de ce mammifère. Je compris dun seul coup tout lhorrible du meurtre.
La description des doigts, dis-je, quand jeus fini la lecture, saccorde parfaitement avec le dessin. Je vois quaucun animal, excepté un orang-outang, et de lespèce en question, naurait pu faire des marques telles que celles que vous avez dessinées. Cette touffe de poils fauves est aussi dun caractère identique à celui de lanimal de Cuvier. Mais je ne me rends pas facilement compte des détails de cet effroyable mystère. Dailleurs, on a entendu deux voix se disputer, et lune delles était incontestablement la voix dun Français.
Cest vrai ; et vous vous rappellerez une expression attribuée presque unanimement à cette voix, lexpression Mon Dieu ! Ces mots, dans les circonstances présentes, ont été caractérisés par lun des témoins (Montani, le confiseur) comme exprimant un reproche et une remontrance. Cest donc sur ces deux mots que jai fondé lespérance de débrouiller complètement lénigme. Un Français a eu connaissance du meurtre. Il est possible, il est même plus que probable quil est innocent de toute participation à cette sanglante affaire. Lorang-outang a pu lui échapper. Il est possible quil ait suivi sa trace jusquà la chambre, mais que, dans les circonstances terribles qui ont suivi, il nait pu semparer de lui. Lanimal est encore libre. Je ne poursuivrai pas ces conjectures, je nai pas le droit dappeler ces idées dun autre nom, puisque les ombres de réflexions qui leur servent de base sont dune profondeur à peine suffisante pour être appréciées par ma propre raison, et que je ne prétendrais pas quelles fussent appréciables pour une autre intelligence. Nous les nommerons donc des conjectures, et nous ne les prendrons que pour telles. Si le Français en question est, comme je le suppose, innocent de cette atrocité, cette annonce que jai laissée hier au soir, pendant que nous retournions au logis dans les bureaux du journal le Monde (feuille consacrée aux intérêts maritimes, et très recherchée par les marins), lamènera chez nous.
Il me tendit un papier, et je lus :
AVIS. On a trouvé dans le bois de Boulogne, le matin du… courant (cétait le matin de lassassinat), de fort bonne heure, un énorme orang-outang fauve de lespèce de Bornéo. Le propriétaire (quon sait être un marin appartenant à léquipage dun navire maltais) peut retrouver lanimal, après en avoir donné un signalement satisfaisant et remboursé quelques frais à la personne qui sen est emparée et qui la gardé. Sadresser rue…, n°…, faubourg Saint-Germain, au troisième.
Comment avez-vous pu, demandai-je à Dupin, savoir que lhomme était un marin, et quil appartenait à un navire maltais ?
Je ne le sais pas, dit-il, je nen suis pas sûr. Voici toutefois un petit morceau de ruban qui, si jen juge par sa forme et son aspect graisseux a évidemment servi à nouer les cheveux en une de ces longues queues qui rendent les marins si fiers et si farauds. En outre, ce nœud est un de ceux que peu de personnes savent faire, excepté les marins, et il est particulier aux Maltais. Jai ramassé le ruban au bas de la chaîne du paratonnerre. Il est impossible quil ait appartenu à lune des deux victimes. Après tout, si je me suis trompé en induisant de ce ruban que le Français est un marin appartenant à un navire maltais, je naurai fait de mal à personne avec mon annonce. Si je suis dans lerreur, il supposera simplement que jai été fourvoyé par quelque circonstance dont il ne prendra pas la peine de senquérir. Mais, si je suis dans le vrai, il y a un grand point de gagné. Le Français, qui a connaissance du meurtre, bien quil en soit innocent, hésitera naturellement à répondre à lannonce, à réclamer son orang-outang. Il raisonnera ainsi : « Je suis innocent ; je suis pauvre ; mon orang-outang est dun grand prix ; cest presque une fortune dans une situation comme la mienne ; pourquoi le perdrais-je par quelques niaises appréhensions de danger ? Le voilà, il est sous ma main. On la trouvé dans le bois de Boulogne, à une grande distance du théâtre du meurtre. Soupçonnera-t-on jamais quune bête brute ait pu faire le coup ? La police est dépistée, elle na pu retrouver le plus petit fil conducteur. Quand même on serait sur la piste de lanimal, il serait impossible de me prouver que jaie eu connaissance de ce meurtre, ou de mincriminer en raison de cette connaissance. Enfin, et avant tout, je suis connu. Le rédacteur de lannonce me désigne comme le propriétaire de la bête. Mais je ne sais pas jusquà quel point sétend sa certitude. Si jévite de réclamer une propriété dune aussi grosse valeur, qui est connue pour mappartenir, je puis attirer sur lanimal un dangereux soupçon. Ce serait de ma part une mauvaise politique dappeler lattention sur moi ou sur la bête. Je répondrai décidément à lavis du journal, je reprendrai mon orang-outang, et je lenfermerai solidement jusquà ce que cette affaire soit oubliée. »
En ce moment, nous entendîmes un pas qui montait lescalier.
Apprêtez-vous, dit Dupin, prenez vos pistolets, mais ne vous en servez pas, ne les montrez pas avant un signal de moi.
On avait laissé ouverte la porte cochère, et le visiteur était entré sans sonner et avait gravi plusieurs marches de lescalier. Mais on eût dit maintenant quil hésitait. Nous lentendions redescendre. Dupin se dirigea vivement vers la porte, quand nous lentendîmes qui remontait. Cette fois, il ne battit pas en retraite, mais savança délibérément et frappa à la porte de notre chambre.
Entrez, dit Dupin dune voix gaie et cordiale.
Un homme se présenta. Cétait évidemment un marin, un grand, robuste et musculeux individu, avec une expression daudace de tous les diables qui nétait pas du tout déplaisante. Sa figure, fortement hâlée, était plus quà moitié cachée par les favoris et les moustaches. Il portait un gros bâton de chêne, mais ne semblait pas autrement armé. Il nous salua gauchement, et nous souhaita le bonsoir avec un accent français qui, bien que légèrement bâtardé de suisse, rappelait suffisamment une origine parisienne.
Asseyez-vous, mon ami, dit Dupin ; je suppose que vous venez pour votre orang-outang. Sur ma parole, je vous lenvie presque ; il est remarquablement beau et cest sans doute une bête dun grand prix. Quel âge lui donnez-vous bien ?
Le matelot aspira longuement, de lair dun homme qui se trouve soulagé dun poids intolérable, et répliqua dune voix assurée :
Je ne saurais trop vous dire ; cependant, il ne peut guère avoir plus de quatre ou cinq ans. Est-ce que vous lavez ici ?
Oh ! non ; nous navions pas de lieu commode pour lenfermer. Il est dans une écurie de manège près dici, rue Dubourg. Vous pourrez lavoir demain matin. Ainsi vous êtes en mesure de prouver votre droit de propriété ?
Oui, monsieur, certainement.
Je serais vraiment peiné de men séparer, dit Dupin.
Je nentends pas, dit lhomme, que vous ayez pris tant de peine pour rien ; je ny ai pas compté. Je payerai volontiers une récompense à la personne qui a retrouvé lanimal, une récompense raisonnable sentend.
Fort bien, répliqua mon ami, tout cela est fort juste, en vérité. Voyons, que donneriez-vous bien ? Ah ! je vais vous le dire. Voici quelle sera ma récompense : vous me raconterez tout ce que vous savez relativement aux assassinats de la rue Morgue.
Dupin prononça ces derniers mots dune voix très-basse et fort tranquillement. Il se dirigea vers la porte avec la même placidité, la ferma, et mit la clef dans sa poche. Il tira alors un pistolet de son sein, et le posa sans le moindre émoi sur la table.
La figure du marin devint pourpre, comme sil en était aux agonies dune suffocation. Il se dressa sur ses pieds et saisit son bâton ; mais, une seconde après, il se laissa retomber sur son siège, tremblant violemment et la mort sur le visage. Il ne pouvait articuler une parole. Je le plaignais du plus profond de mon cœur.
Mon ami, dit Dupin dune voix pleine de bonté, vous vous alarmez sans motif, je vous assure. Nous ne voulons vous faire aucun mal. Sur mon honneur de galant homme et de Français, nous navons aucun mauvais dessein contre vous. Je sais parfaitement que vous êtes innocent des horreurs de la rue Morgue. Cependant, cela ne veut pas dire que vous ny soyez pas quelque peu impliqué. Le peu que je vous ai dit doit vous prouver que jai eu sur cette affaire des moyens dinformation dont vous ne vous seriez jamais douté. Maintenant, la chose est claire pour nous. Vous navez rien fait que vous ayez pu éviter, rien, à coup sûr, qui vous rende coupable. Vous auriez pu voler impunément ; vous navez même pas été coupable de vol. Vous navez rien à cacher ; vous navez aucune raison de cacher quoi que ce soit. Dun autre côté, vous êtes contraint par tous les principes de lhonneur à confesser tout ce que vous savez. Un homme innocent est actuellement en prison, accusé du crime dont vous pouvez indiquer lauteur.
Pendant que Dupin prononçait ces mots, le matelot avait recouvré, en grande partie, sa présence desprit ; mais toute sa première hardiesse avait disparu.
Que Dieu me soit en aide ! dit-il après une petite pause, je vous dirai tout ce que je sais sur cette affaire ; mais je nespère pas que vous en croyiez la moitié, je serais vraiment un sot, si je lespérais ! Cependant, je suis innocent, et je dirai tout ce que jai sur le cœur, quand même il men coûterait la vie.
Voici en substance ce quil nous raconta : il avait fait dernièrement un voyage dans larchipel indien. Une bande de matelots, dont il faisait partie, débarqua à Bornéo et pénétra dans lintérieur pour y faire une excursion damateurs. Lui et un de ses camarades avaient pris lorang-outang. Ce camarade mourut, et lanimal devint donc sa propriété exclusive, à lui. Après bien des embarras causés par lindomptable férocité du captif pendant la traversée, il réussit à la longue à le loger sûrement dans sa propre demeure à Paris, et, pour ne pas attirer sur lui-même linsupportable curiosité des voisins, il avait soigneusement enfermé lanimal, jusquà ce quil leût guéri dune blessure au pied quil sétait faite à bord avec une esquille. Son projet, finalement, était de le vendre.
Comme il revenait, une nuit, ou plutôt un matin le matin du meurtre, dune petite orgie de matelots, il trouva la bête installée dans sa chambre à coucher ; elle sétait échappée du cabinet voisin, où il la croyait solidement enfermée. Un rasoir à la main et toute barbouillée de savon, elle était assise devant un miroir, et essayait de se raser, comme sans doute elle lavait vu faire à son maître en lépiant par le trou de la serrure. Terrifié en voyant une arme si dangereuse dans les mains dun animal aussi féroce, parfaitement capable de sen servir, lhomme, pendant quelques instants, navait su quel parti prendre. Dhabitude, il avait dompté lanimal, même dans ses accès les plus furieux, par des coups de fouet, et il voulut y recourir cette fois encore. Mais, en voyant le fouet, lorang-outang bondit à travers la porte de la chambre, dégringola par les escaliers, et, profitant dune fenêtre ouverte par malheur, il se jeta dans la rue.
Le Français, désespéré, poursuivit le singe ; celui-ci, tenant toujours son rasoir dune main, sarrêtait de temps en temps, se retournait, et faisait des grimaces à lhomme qui le poursuivait, jusquà ce quil se vît près dêtre atteint, puis il reprenait sa course. Cette chasse dura ainsi un bon bout de temps. Les rues étaient profondément tranquilles, et il pouvait être trois heures du matin. En traversant un passage derrière la rue Morgue, lattention du fugitif fut attirée par une lumière qui partait de la fenêtre de Mme lEspanaye, au quatrième étage de sa maison. Il se précipita vers le mur, il aperçut la chaîne du paratonnerre, y grimpa avec une inconcevable agilité, saisit le volet, qui était complètement rabattu contre le mur, et, en sappuyant dessus, il sélança droit sur le chevet du lit.
Toute cette gymnastique ne dura pas une minute. Le volet avait été repoussé contre le mur par le bond que lorang-outang avait fait en se jetant dans la chambre.
Cependant, le matelot était à la fois joyeux et inquiet. Il avait donc bonne espérance de ressaisir lanimal, qui pouvait difficilement séchapper de la trappe où il sétait aventuré, et doù on pouvait lui barrer la fuite. Dun autre côté il y avait lieu dêtre fort inquiet de ce quil pouvait faire dans la maison. Cette dernière réflexion incita lhomme à se remettre à la poursuite de son fugitif. Il nest pas difficile pour un marin de grimper à une chaîne de paratonnerre ; mais, quand il fut arrivé à la hauteur de la fenêtre, située assez loin sur sa gauche, il se trouva fort empêché ; tout ce quil put faire de mieux fut de se dresser de manière à jeter un coup dœil dans lintérieur de la chambre. Mais ce quil vit lui fit presque lâcher prise dans lexcès de sa terreur. Cétait alors que sélevaient les horribles cris qui, à travers le silence de la nuit, réveillèrent en sursaut les habitants de la rue Morgue.
Mme lEspanaye et sa fille, vêtus de leurs toilettes de nuit, étaient sans doute occupées à ranger quelques papiers dans le coffret de fer dont il a été fait mention, et qui avait été traîné au milieu de la chambre. Il était ouvert, et tout son contenu était éparpillé sur le parquet. Les victimes avaient sans doute le dos tourné à la fenêtre ; et, à en juger par le temps qui sécoula entre linvasion de la bête et les premiers cris, il est probable quelles ne laperçurent pas tout de suite. Le claquement du volet a pu être vraisemblablement attribué au vent.
Quand le matelot regarda dans la chambre, le terrible animal avait empoigné Mme lEspanaye par ses cheveux qui étaient épars et quelle peignait, et il agitait le rasoir autour de sa figure, en imitant les gestes dun barbier. La fille était par terre, immobile ; elle sétait évanouie. Les cris et les efforts de la vieille dame, pendant lesquels les cheveux lui furent arrachés de la tête, eurent pour effet de changer en fureur les dispositions probablement pacifiques de lorang-outang. Dun coup rapide de son bras musculeux, il sépara presque la tête du corps. La vue du sang transforma sa fureur en frénésie. Il grinçait des dents, il lançait du feu par les yeux. Il se jeta sur le corps de la jeune personne, il lui ensevelit ses griffes dans la gorge, et les y laissa jusquà ce quelle fût morte. Ses yeux égarés et sauvages tombèrent en ce moment sur le chevet du lit, au-dessus duquel il put apercevoir la face de son maître, paralysée par lhorreur.
La furie de la bête, qui sans aucun doute se souvenait du terrible fouet, se changea immédiatement en frayeur. Sachant bien quelle avait mérité un châtiment, elle semblait vouloir cacher les traces sanglantes de son action, et bondissait à travers la chambre dans un accès dagitation nerveuse, bousculant et brisant les meubles à chacun de ses mouvements, et arrachant les matelas du lit. Finalement, elle sempara du corps de la fille, et le poussa dans la cheminée, dans la posture où elle fut trouvée, puis de celui de la vieille dame quelle précipita la tête la première à travers la fenêtre.
Comme le singe sapprochait de la fenêtre avec son fardeau tout mutilé, le matelot épouvanté se baissa, et, se laissant couler le long de la chaîne sans précautions, il senfuit tout dun trait jusque chez lui, redoutant les conséquences de cette atroce boucherie, et, dans sa terreur, abandonnant volontiers tout souci de la destinée de son orang-outang. Les voix entendues par les gens de lescalier étaient ses exclamations dhorreur et deffroi mêlées aux glapissements diaboliques de la bête.
Je nai presque rien à ajouter. Lorang-outang sétait sans doute échappé de la chambre par la chaîne du paratonnerre, juste avant que la porte fût enfoncée. En passant par la fenêtre, il lavait évidemment refermée. Il fut rattrapé plus tard par le propriétaire lui-même, qui le vendit pour un bon prix au Jardin des Plantes.
Lebon fut immédiatement relâché, après que nous eûmes raconté toutes les circonstances de laffaire, assaisonnées de quelques commentaires de Dupin, dans le cabinet même du préfet de police. Ce fonctionnaire, quelque bien disposé quil fût envers mon ami, ne pouvait pas absolument déguiser sa mauvaise humeur en voyant laffaire prendre cette tournure, et se laissa aller à un ou deux sarcasmes sur la manie des personnes qui se mêlaient de ses fonctions.
Laissez-le parler, dit Dupin, qui navait pas jugé à propos de répliquer. Laissez-le jaser, cela allégera sa conscience. Je suis content de lavoir battu sur son propre terrain. Néanmoins, quil nait pas pu débrouiller ce mystère, il ny a nullement lieu de sen étonner, et cela est moins singulier quil ne le croit ; car, en vérité, notre ami le préfet est un peu trop fin pour être profond. Sa science na pas de base. Elle est tout en tête et na pas de corps, comme les portraits de la déesse Laverna, ou, si vous aimez mieux, tout en tête et en épaules, comme une morue. Mais, après tout, cest un brave homme. Je ladore particulièrement pour un merveilleux genre de cant auquel il doit sa réputation de génie. Je veux parler de sa manie de nier ce qui est, et dexpliquer ce qui nest pas.
LA LETTRE VOLÉE
Nil sapientiae odiosius acumine nimio.
SÉNÈQUE
Jétais à Paris en 18… Après une sombre et orageuse soirée dautomne, je jouissais de la double volupté de la méditation et dune pipe décume de mer, en compagnie de mon ami Dupin, dans sa petite bibliothèque ou cabinet détude, rue Dunot, n° 33, au troisième, faubourg Saint-Germain. Pendant une bonne heure, nous avions gardé le silence ; chacun de nous, pour le premier observateur venu, aurait paru profondément et exclusivement occupé des tourbillons frisés de fumée qui chargeaient latmosphère de la chambre. Pour mon compte, je discutais en moi-même certains points, qui avaient été dans la première partie de la soirée lobjet de notre conversation ; je veux parler de laffaire de la rue Morgue, et du mystère relatif à lassassinat de Marie Roget. Je rêvais donc à lespèce danalogie qui reliait ces deux affaires, quand la porte de notre appartement souvrit et donna passage à notre vieille connaissance, à M. G…, le préfet de police de Paris.
Nous lui souhaitâmes cordialement la bienvenue ; car lhomme avait son côté charmant comme son côté méprisable, et nous ne lavions pas vu depuis quelques années. Comme nous étions assis dans les ténèbres, Dupin se leva pour allumer une lampe ; mais il se rassit et nen fit rien, en entendant G… dire quil était venu pour nous consulter, ou plutôt pour demander lopinion de mon ami relativement à une affaire qui lui avait causé une masse dembarras.
Si cest un cas qui demande de la réflexion, observa Dupin, sabstenant dallumer la mèche, nous lexaminerons plus convenablement dans les ténèbres.
Voilà encore une de vos idées bizarres, dit le préfet, qui avait la manie dappeler bizarres toutes les choses situées au delà de sa compréhension, et qui vivait ainsi au milieu dune immense légion de bizarreries.
Cest, ma foi, vrai ! dit Dupin en présentant une pipe à notre visiteur, et roulant vers lui un excellent fauteuil.
Et maintenant, quel est le cas embarrassant ? demandai-je ; jespère bien que ce nest pas encore dans le genre assassinat.
Oh ! non. Rien de pareil. Le fait est que laffaire est vraiment très-simple, et je ne doute pas que nous ne puissions nous en tirer fort bien nous mêmes ; mais jai pensé que Dupin ne serait pas fâché dapprendre les détails de cette affaire, parce quelle est excessivement bizarre.
Simple et bizarre, dit Dupin.
Mais oui ; et cette expression nest pourtant pas exacte ; lun ou lautre, si vous aimez mieux. Le fait est que nous avons été tous là-bas fortement embarrassés par cette affaire ; car, toute simple quelle est, elle nous déroute complètement.
Peut-être est-ce la simplicité même de la chose qui vous induit en erreur, dit mon ami.
Quel non-sens nous dites-vous là ! répliqua le préfet, en riant de bon cœur.
Peut-être le mystère est-il un peu trop clair, dit Dupin.
Oh ! bonté du ciel ! qui a jamais ouï parler dune idée pareille.
Un peu trop évident.
Ha ! ha ! ha ! ha ! oh ! oh ! criait notre hôte, qui se divertissait profondément. Oh ! Dupin, vous me ferez mourir de joie, voyez-vous.
Et enfin, demandai-je, quelle est la chose en question ?
Mais, je vous la dirai, répliqua le préfet, en lâchant une longue, solide et contemplative bouffée de fumée et sétablissant dans son fauteuil. Je vous la dirai en peu de mots. Mais, avant de commencer, laissez-moi vous avertir que cest une affaire qui demande le plus grand secret, et que je perdrais très-probablement le poste que joccupe, si lon savait que je lai confiée à qui que ce soit.
Commencez, dis-je.
Ou ne commencez pas, dit Dupin.
Cest bien ; je commence. Jai été informé personnellement, et en très-haut lieu, quun certain document de la plus grande importance avait été soustrait dans les appartements royaux. On sait quel est lindividu qui la volé ; cela est hors de doute ; on la vu sen emparer. On sait aussi que ce document est toujours en sa possession.
Comment sait-on cela ? demanda Dupin.
Cela est clairement déduit de la nature du document et de la non-apparition de certains résultats qui surgiraient immédiatement sil sortait des mains du voleur ; en dautres termes, sil était employé en vue du but que celui-ci doit évidemment se proposer.
Veuillez être un peu plus clair, dis-je.
Eh bien, jirai jusquà vous dire que ce papier confère à son détenteur un certain pouvoir dans un certain lieu où ce pouvoir est dune valeur inappréciable. Le préfet raffolait du cant diplomatique.
Je continue à ne rien comprendre, dit Dupin.
Rien, vraiment ? Allons ! Ce document, révélé à un troisième personnage, dont je tairai le nom, mettrait en question lhonneur dune personne du plus haut rang ; et voilà ce qui donne au détenteur du document un ascendant sur lillustre personne dont lhonneur et la sécurité sont ainsi mis en péril.
Mais cet ascendant, interrompis-je, dépend de ceci : le voleur sait-il que la personne volée connaît son voleur ? Qui oserait… ?
Le voleur, dit G…, cest D…, qui ose tout ce qui est indigne dun homme, aussi bien que ce qui est digne de lui. Le procédé du vol a été aussi ingénieux que hardi. Le document en question, une lettre, pour être franc, a été reçu par la personne volée pendant quelle était seule dans le boudoir royal. Pendant quelle le lisait, elle fut soudainement interrompue par lentrée de lillustre personnage à qui elle désirait particulièrement le cacher. Après avoir essayé en vain de le jeter rapidement dans un tiroir, elle fut obligée de le déposer tout ouvert sur une table. La lettre, toutefois, était retournée, la suscription en dessus, et, le contenu étant ainsi caché, elle nattira pas lattention. Sur ces entrefaites arriva le ministre D… Son œil de lynx perçoit immédiatement le papier, reconnaît lécriture de la suscription, remarque lembarras de la personne à qui elle était adressée, et pénètre son secret.
« Après avoir traité quelques affaires, expédiées tambour battant, à sa manière habituelle, il tire de sa poche une lettre à peu près semblable à la lettre en question, louvre, fait semblant de la lire, et la place juste à côté de lautre. Il se remet à causer, pendant un quart dheure environ, des affaires publiques. À la longue, il prend congé, et met la main sur la lettre à laquelle il na aucun droit. La personne volée le vit, mais, naturellement, nosa pas attirer lattention sur ce fait, en présence du troisième personnage qui était à son côté. Le ministre décampa, laissant sur la table sa propre lettre, une lettre sans importance.
Ainsi, dit Dupin en se tournant à moitié vers moi, voilà précisément le cas demandé pour rendre lascendant complet : le voleur sait que la personne volée connaît son voleur.
Oui, répliqua le préfet, et, depuis quelques mois, il a été largement usé, dans un but politique, de lempire conquis par ce stratagème, et jusquà un point fort dangereux. La personne volée est de jour en jour plus convaincue de la nécessité de retirer sa lettre. Mais, naturellement, cela ne peut pas se faire ouvertement. Enfin, poussée au désespoir, elle ma chargé de la commission.
Il nétait pas possible, je suppose, dit Dupin dans une auréole de fumée, de choisir ou même dimaginer un agent plus sagace.
Vous me flattez, répliqua le préfet ; mais il est bien possible quon ait conçu de moi quelque opinion de ce genre.
Il est clair, dis-je, comme vous lavez remarqué, que la lettre est toujours entre les mains du ministre ; puisque cest le fait de la possession et non lusage de la lettre qui crée lascendant. Avec lusage, lascendant sévanouit.
Cest vrai, dit G…, et cest daprès cette conviction que jai marché. Mon premier soin a été de faire une recherche minutieuse à lhôtel du ministre ; et, là, mon principal embarras fut de chercher à son insu. Par-dessus tout, jétais en garde contre le danger quil y aurait eu à lui donner un motif de soupçonner notre dessein.
Mais, dis-je, vous êtes tout à fait à votre affaire, dans ces espèces dinvestigations. La police parisienne a pratiqué la chose plus dune fois.
Oh ! sans doute ; et cest pourquoi javais bonne espérance. Les habitudes du ministre me donnaient dailleurs un grand avantage. Il est souvent absent de chez lui toute la nuit. Ses domestiques ne sont pas nombreux. Ils couchent à une certaine distance de lappartement de leur maître, et, comme ils sont Napolitains avant tout, ils mettent de la bonne volonté à se laisser enivrer. Jai, comme vous savez, des clefs avec lesquelles je puis ouvrir toutes les chambres et tous les cabinets de Paris. Pendant trois mois, il ne sest pas passé une nuit, dont je naie employé la plus grande partie à fouiller, en personne, lhôtel D… Mon honneur y est intéressé, et, pour vous confier un grand secret, la récompense est énorme. Aussi je nai abandonné les recherches que lorsque jai été pleinement convaincu que le voleur était encore plus fin que moi. Je crois que jai scruté tous les coins et recoins de la maison dans lesquels il était possible de cacher un papier.
Mais ne serait-il pas possible, insinuai-je, que, bien que la lettre fût au pouvoir du ministre, elle y est indubitablement, il leût cachée ailleurs que dans sa propre maison ?
Cela nest guère possible, dit Dupin. La situation particulière, actuelle, des affaires de la cour, spécialement la nature de lintrigue dans laquelle D… a pénétré, comme on sait, font de lefficacité immédiate du document, de la possibilité de le produire à la minute, un point dune importance presque égale à sa possession.
La possibilité de le produire ? dis-je.
Ou, si vous aimez mieux, de lannihiler, dit Dupin.
Cest vrai, remarquai-je. Le papier est donc évidemment dans lhôtel. Quant au cas où il serait sur la personne même du ministre, nous le considérons comme tout à fait hors de question.
Absolument, dit le préfet. Je lai fait arrêter deux fois par de faux voleurs, et sa personne a été scrupuleusement fouillée sous mes propres yeux.
Vous auriez pu vous épargner cette peine, dit Dupin. D… nest pas absolument fou, je présume, et dès lors il a dû prévoir ces guets-apens comme choses naturelles.
Pas absolument fou, cest vrai, dit G…, toutefois, cest un poëte, ce qui, je crois, nen est pas fort éloigné.
Cest vrai, dit Dupin, après avoir longuement et pensivement poussé la fumée de sa pipe décume, bien que je me sois rendu moi-même coupable de certaine rapsodie.
Voyons, dis-je, racontez-nous les détails précis de votre recherche.
Le fait est que nous avons pris notre temps, et que nous avons cherché partout. Jai une vieille expérience de ces sortes daffaires. Nous avons entrepris la maison de chambre en chambre ; nous avons consacré à chacune les nuits de toute une semaine. Nous avons dabord examiné les meubles de chaque appartement. Nous avons ouvert tous les tiroirs possibles ; et je présume que vous nignorez pas que, pour un agent de police bien dressé, un tiroir secret est une chose qui nexiste pas. Tout homme qui, dans une perquisition de cette nature, permet à un tiroir secret de lui échapper est une brute. La besogne est si facile ! Il y a dans chaque pièce une certaine quantité de volumes et de surfaces dont on peut se rendre compte. Nous avons pour cela des règles exactes. La cinquième partie dune ligne ne peut pas nous échapper.
« Après les chambres, nous avons pris les sièges. Les coussins ont été sondés avec ces longues et fines aiguilles que vous mavez vu employer. Nous avons enlevé les dessus des tables.
Et pourquoi ?
Quelquefois le dessus dune table ou de toute autre pièce dameublement analogue est enlevé par une personne qui désire cacher quelque chose ; elle creuse le pied de la table ; lobjet est déposé dans la cavité, et le dessus replacé. On se sert de la même manière des montants dun lit.
Mais ne pourrait-on pas deviner la cavité par lauscultation ? demandai-je.
Pas le moins du monde, si, en déposant lobjet, on a eu soin de lentourer dune bourre de coton suffisante. Dailleurs, dans notre cas, nous étions obligés de procéder sans bruit.
Mais vous navez pas pu défaire, vous navez pas pu démonter toutes les pièces dameublement dans lesquelles on aurait pu cacher un dépôt de la façon dont vous parlez. Une lettre peut être roulée en une spirale très-mince, ressemblant beaucoup par sa forme et son volume à une grosse aiguille à tricoter, et être ainsi insérée dans un bâton de chaise, par exemple. Avez-vous démonté toutes les chaises ?
Non, certainement, mais nous avons fait mieux, nous avons examiné les bâtons de toutes les chaises de lhôtel, et même les jointures de toutes les pièces de lameublement, à laide dun puissant microscope. Sil y avait eu la moindre trace dun désordre récent, nous laurions infailliblement découvert à linstant. Un seul grain de poussière causée par la vrille, par exemple, nous aurait sauté aux yeux comme une pomme. La moindre altération dans la colle, un simple bâillement dans les jointures aurait suffi pour nous révéler la cachette.
Je présume que vous avez examiné les glaces entre la glace et le planchéiage, et que vous avez fouillé les lits et les courtines des lits, aussi bien que les rideaux et les tapis.
Naturellement ; et quand nous eûmes absolument passé en revue tous les articles de ce genre, nous avons examiné la maison elle-même. Nous avons divisé la totalité de sa surface en compartiments, que nous avons numérotés, pour être sûrs de nen omettre aucun ; nous avons fait de chaque pouce carré lobjet dun nouvel examen au microscope, et nous y avons compris les deux maisons adjacentes.
Les deux maisons adjacentes ! mécriai-je ; vous avez dû vous donner bien du mal.
Oui, ma foi ! mais la récompense offerte est énorme.
Dans les maisons, comprenez-vous le sol ?
Le sol est partout pavé de briques. Comparativement, cela ne nous a pas donné grand mal. Nous avons examiné la mousse entre les briques, elle était intacte.
Vous avez sans doute visité les papiers de D…, et les livres de la bibliothèque ?
Certainement ; nous avons ouvert chaque paquet et chaque article ; nous navons pas seulement ouvert les livres, mais nous les avons parcourus feuillet par feuillet, ne nous contentant pas de les secouer simplement comme font plusieurs de nos officiers de police. Nous avons aussi mesuré lépaisseur de chaque reliure avec la plus exacte minutie, et nous avons appliqué à chacune la curiosité jalouse du microscope. Si lon avait récemment inséré quelque chose dans une des reliures, il eût été absolument impossible que le fait échappât à notre observation. Cinq ou six volumes qui sortaient des mains du relieur ont été soigneusement sondés longitudinalement avec les aiguilles.
Vous avez exploré les parquets, sous les tapis ?
Sans doute. Nous avons enlevé chaque tapis, et nous avons examiné les planches au microscope.
Et les papiers des murs ?
Aussi.
Vous avez visité les caves ?
Nous avons visité les caves.
Ainsi, dis-je, vous avez fait fausse route, et la lettre nest pas dans lhôtel, comme vous le supposiez.
Je crains que vous nayez raison, dit le préfet. Et vous maintenant, Dupin, que me conseillez-vous de faire ?
Faire une perquisition complète.
Cest absolument inutile ! répliqua G… Aussi sûr que je vis, la lettre nest pas dans lhôtel !
Je nai pas de meilleur conseil à vous donner, dit Dupin. Vous avez, sans doute, un signalement exact de la lettre ?
Oh ! oui ! Et ici, le préfet, tirant un agenda, se mit à nous lire à haute voix une description minutieuse du document perdu, de son aspect intérieur, et spécialement de lextérieur. Peu de temps après avoir fini la lecture de cette description, cet excellent homme prit congé de nous, plus accablé et lesprit plus complètement découragé que je ne lavais vu jusqualors. Environ un mois après, il nous fit une seconde visite, et nous trouva occupés à peu près de la même façon. Il prit une pipe et un siège, et causa de choses et dautres. À la longue, je lui dis :
Eh bien, mais, G…, et votre lettre volée ? Je présume quà la fin, vous vous êtes résigné à comprendre que ce nest pas une petite besogne que denfoncer le ministre ?
Que le diable lemporte ! Jai pourtant recommencé cette perquisition, comme Dupin me lavait conseillé ; mais, comme je men doutais, ça été peine perdue.
De combien est la récompense offerte ? vous nous avez dit… demanda Dupin.
Mais… elle est très-forte… une récompense vraiment magnifique, je ne veux pas vous dire au juste combien ; mais une chose que je vous dirai, cest que je mengagerais bien à payer de ma bourse cinquante mille francs à celui qui pourrait me trouver cette lettre. Le fait est que la chose devient de jour en jour plus urgente, et la récompense a été doublée récemment. Mais, en vérité, on la triplerait, que je ne pourrais faire mon devoir mieux que je lai fait.
Mais… oui…, dit Dupin en traînant ses paroles au milieu des bouffées de sa pipe, je crois… réellement, G…, que vous navez pas fait… tout votre possible… vous nêtes pas allé au fond de la question. Vous pourriez faire… un peu plus, je pense du moins, hein ?
Comment ? dans quel sens ?
Mais… (une bouffée de fumée) vous pourriez… (bouffée sur bouffée) prendre conseil en cette matière, hein ? (Trois bouffées de fumée.) Vous rappelez-vous lhistoire quon raconte dAbernethy ?
Non ! au diable votre Abernethy !
Assurément ! au diable, si cela vous amuse ! Or donc, une fois, un certain riche, fort avare, conçut le dessein de soutirer à Abernethy une consultation médicale. Dans ce but, il entama avec lui, au milieu dune société, une conversation ordinaire, à travers laquelle il insinua au médecin son propre cas, comme celui dun individu imaginaire.
Nous supposerons, dit lavare, que les symptômes sont tels et tels ; maintenant, docteur, que lui conseilleriez-vous de prendre ?
Que prendre ? dit Abernethy, mais prendre conseil à coup sûr.
Mais, dit le préfet, un peu décontenancé, je suis tout disposé à prendre conseil, et à payer pour cela. Je donnerais vraiment cinquante mille francs à quiconque me tirerait daffaire.
Dans ce cas, répliqua Dupin, ouvrant un tiroir et en tirant un livre de mandats, vous pouvez aussi bien me faire un bon pour la somme susdite. Quand vous laurez signé, je vous remettrai votre lettre.
Je fus stupéfié. Quant au préfet, il semblait absolument foudroyé. Pendant quelques minutes, il resta muet et immobile, regardant mon ami, la bouche béante, avec un air incrédule et des yeux qui semblaient lui sortir de la tête ; enfin, il parut revenir un peu à lui, il saisit une plume, et, après quelques hésitations, le regard ébahi et vide, il remplit et signa un bon de cinquante mille francs, et le tendit à Dupin par-dessus la table. Ce dernier lexamina soigneusement et le serra dans son portefeuille ; puis, ouvrant un pupitre, il en tira une lettre et la donna au préfet. Notre fonctionnaire lagrippa dans une parfaite agonie de joie, louvrit dune main tremblante, jeta un coup dœil sur son contenu, puis, attrapant précipitamment la porte, se rua sans plus de cérémonie hors de la chambre et de la maison, sans avoir prononcé une syllabe depuis le moment où Dupin lavait prié de remplir le mandat.
Quand il fut parti, mon ami entra dans quelques explications.
La police parisienne, dit-il, est excessivement habile dans son métier. Ses agents sont persévérants, ingénieux, rusés, et possèdent à fond toutes les connaissances que requièrent spécialement leurs fonctions. Aussi, quand G… nous détaillait son mode de perquisition dans lhôtel D…, javais une entière confiance dans ses talents, et jétais sûr quil avait fait une investigation pleinement suffisante, dans le cercle de sa spécialité.
Dans le cercle de sa spécialité ? dis-je.
Oui, dit Dupin ; les mesures adoptées nétaient pas seulement les meilleures dans lespèce, elles furent aussi poussées à une absolue perfection. Si la lettre avait été cachée dans le rayon de leur investigation, ces gaillards lauraient trouvée, cela ne fait pas pour moi lombre dun doute.
Je me contentai de rire ; mais Dupin semblait avoir dit cela fort sérieusement.
Donc, les mesures, continua-t-il, étaient bonnes dans lespèce et admirablement exécutées ; elles avaient pour défaut dêtre inapplicables au cas et à lhomme en question. Il y a tout un ordre de moyens singulièrement ingénieux qui sont pour le préfet une sorte de lit de Procuste, sur lequel il adapte et garrotte tous ses plans. Mais il erre sans cesse par trop de profondeur ou par trop de superficialité pour le cas en question, et plus dun écolier raisonnerait mieux que lui.
« Jai connu un enfant de huit ans, dont linfaillibilité au jeu de pair ou impair faisait ladmiration universelle. Ce jeu est simple, on y joue avec des billes. Lun des joueurs tient dans sa main un certain nombre de ses billes, et demande à lautre : « Pair ou non ? » Si celui-ci devine juste, il gagne une bille ; sil se trompe, il en perd une. Lenfant dont je parle gagnait toutes les billes de lécole. Naturellement, il avait un mode de divination, lequel consistait dans la simple observation et dans lappréciation de la finesse de ses adversaires. Supposons que son adversaire soit un parfait nigaud et, levant sa main fermée, lui demande : « Pair ou impair ? » Notre écolier répond : « Impair ! » et il a perdu. Mais, à la seconde épreuve, il gagne, car il se dit en lui-même : « Le niais avait mis pair la première fois, et toute sa ruse ne va quà lui faire mettre impair à la seconde ; je dirai donc : « Impair ! » Il dit : « Impair », et il gagne.
« Maintenant, avec un adversaire un peu moins simple, il aurait raisonné ainsi : « Ce garçon voit que, dans le premier cas, jai dit « Impair », et, dans le second, il se proposera, cest la première idée qui se présentera à lui, une simple variation de pair à impair comme a fait le premier bêta ; mais une seconde réflexion lui dira que cest là un changement trop simple, et finalement il se décidera à mettre pair comme la première fois. Je dirai donc : « Pair ! » Il dit « Pair » et gagne. Maintenant, ce mode de raisonnement de notre écolier, que ses camarades appellent la chance, en dernière analyse, quest-ce que cest ?
Cest simplement, dis-je, une identification de lintellect de notre raisonnement avec celui de son adversaire.
Cest cela même, dit Dupin ; et, quand je demandai à ce petit garçon par quel moyen il effectuait cette parfaite identification qui faisait tout son succès, il me fit la réponse suivante :
« Quand je veux savoir jusquà quel point quelquun est circonspect ou stupide, jusquà quel point il est bon ou méchant, ou quelles sont actuellement ses pensées je compose mon visage daprès le sien, aussi exactement que possible, et jattends alors pour savoir quels pensers ou quels sentiments naîtront dans mon esprit ou dans mon cœur, comme pour sappareiller et correspondre avec ma physionomie. »
« Cette réponse de lécolier enfonce de beaucoup toute la profondeur sophistique attribuée à La Rochefoucauld, à La Bruyère, à Machiavel et à Campanella.
Et lidentification de lintellect du raisonneur avec celui de son adversaire dépend, si je vous comprends bien, de lexactitude avec laquelle lintellect de ladversaire est apprécié.
Pour la valeur pratique, cest en effet la condition, répliqua Dupin, et, si le préfet et toute sa bande se sont trompés si souvent, cest, dabord, faute de cette identification, en second lieu, par une appréciation inexacte, ou plutôt par la non-appréciation de lintelligence avec laquelle ils se mesurent. Ils ne voient que leurs propres idées ingénieuses ; et, quand ils cherchent quelque chose de caché, ils ne pensent quaux moyens dont ils se seraient servis pour le cacher. Ils ont fortement raison en cela que leur propre ingéniosité est une représentation fidèle de celle de la foule ; mais, quand il se trouve un malfaiteur particulier dont la finesse diffère, en espèce, de la leur, ce malfaiteur, naturellement, les roule.
« Cela ne manque jamais quand son astuce est au-dessus de la leur, et cela arrive très-fréquemment même quand elle est au-dessous. Ils ne varient pas leur système dinvestigation ; tout au plus, quand ils sont incités par quelque cas insolite, par quelque récompense extraordinaire, ils exagèrent et poussent à outrance leurs vieilles routines ; mais ils ne changent rien à leurs principes.
« Dans le cas de D…, par exemple, qua-t-on fait pour changer le système dopération ? Quest-ce que cest que toutes ces perforations, ces fouilles, ces sondes, cet examen au microscope, cette division des surfaces en pouces carrés numérotés ? Quest-ce que tout cela, si ce nest pas lexagération, dans son application, dun des principes ou de plusieurs principes dinvestigation, qui sont basés sur un ordre didées relatif à lingéniosité humaine, et dont le préfet a pris lhabitude dans la longue routine de ses fonctions ?
« Ne voyez-vous pas quil considère comme chose démontrée que tous les hommes qui veulent cacher une lettre se servent, si ce nest précisément dun trou fait à la vrille dans le pied dune chaise, au moins de quelque trou, de quelque coin tout à fait singulier dont ils ont puisé linvention dans le même registre didées que le trou fait avec une vrille ?
« Et ne voyez-vous pas aussi que des cachettes aussi originales ne sont employées que dans des occasions ordinaires et ne sont adoptées que par des intelligences ordinaires ; car, dans tous les cas dobjets cachés, cette manière ambitieuse et torturée de cacher lobjet est, dans le principe, présumable et présumée ; ainsi, la découverte ne dépend nullement de la perspicacité, mais simplement du soin, de la patience et de la résolution des chercheurs. Mais, quand le cas est important, ou, ce qui revient au même aux yeux de la police, quand la récompense est considérable, on voit toutes ces belles qualités échouer infailliblement. Vous comprenez maintenant ce que je voulais dire en affirmant que, si la lettre volée avait été cachée dans le rayon de la perquisition de notre préfet, en dautres termes, si le principe inspirateur de la cachette avait été compris dans les principes du préfet, il leût infailliblement découverte. Cependant, ce fonctionnaire a été complètement mystifié ; et la cause première, originelle, de sa défaite, gît dans la supposition que le ministre est un fou, parce quil sest fait une réputation de poëte. Tous les fous sont poëtes, cest la manière de voir du préfet, et il nest coupable que dune fausse distribution du terme moyen, en inférant de là que tous les poëtes sont fous.
Mais est-ce vraiment le poëte ? demandai-je. Je sais quils sont deux frères, et ils se sont fait tous deux une réputation dans les lettres. Le ministre, je crois, a écrit un livre fort remarquable sur le calcul différentiel et intégral. Il est le mathématicien, et non pas le poëte.
Vous vous trompez ; je le connais fort bien ; il est poëte et mathématicien. Comme poëte et mathématicien, il a dû raisonner juste ; comme simple mathématicien, il naurait pas raisonné du tout, et se serait ainsi mis à la merci du préfet.
Une pareille opinion, dis-je, est faite pour métonner ; elle est démentie par la voix du monde entier. Vous navez pas lintention de mettre à néant lidée mûrie par plusieurs siècles. La raison mathématique est depuis longtemps regardée comme la raison par excellence.
Il y a à parier, répliqua Dupin, en citant Chamfort, que toute idée politique, toute convention reçue est une sottise, car elle a convenu au plus grand nombre. Les mathématiciens, je vous accorde cela, ont fait de leur mieux pour propager lerreur populaire dont vous parlez, et qui, bien quelle ait été propagée comme vérité, nen est pas moins une parfaite erreur. Par exemple, ils nous ont, avec un art digne dune meilleure cause, accoutumés à appliquer le terme analyse aux opérations algébriques. Les Français sont les premiers coupables de cette tricherie scientifique ; mais, si lon reconnaît que les termes de la langue ont une réelle importance, si les mots tirent leur valeur de leur application, oh ! alors, je concède quanalyse traduit algèbre à peu près comme en latin ambitus signifie ambition ; religio, religion ; ou homines honesti, la classe des gens honorables.
Je vois, dis-je, que vous allez vous faire une querelle avec un bon nombre dalgébristes de Paris ; mais continuez.
Je conteste la validité, et conséquemment les résultats dune raison cultivée par tout procédé spécial autre que la logique abstraite. Je conteste particulièrement le raisonnement tiré de létude des mathématiques. Les mathématiques sont la science des formes et des qualités ; le raisonnement mathématique nest autre que la simple logique appliquée à la forme et à la quantité. La grande erreur consiste à supposer que les vérités quon nomme purement algébriques sont des vérités abstraites ou générales. Et cette erreur est si énorme, que je suis émerveillé de lunanimité avec laquelle elle est accueillie. Les axiomes mathématiques ne sont pas des axiomes dune vérité générale. Ce qui est vrai dun rapport de forme ou de quantité est souvent une grosse erreur relativement à la morale, par exemple. Dans cette dernière science, il est très-communément faux que la somme des fractions soit égale au tout. De même en chimie, laxiome a tort. Dans lappréciation dune force motrice, il a également tort ; car deux moteurs, chacun étant dune puissance donnée, nont pas nécessairement, quand ils sont associés, une puissance égale à la somme de leurs puissances prises séparément. Il y a une foule dautres vérités mathématiques qui ne sont des vérités que dans des limites de rapport. Mais le mathématicien argumente incorrigiblement daprès ses vérités finies, comme si elles étaient dune application générale et absolue, valeur que dailleurs le monde leur attribue. Bryant, dans sa très-remarquable Mythologie, mentionne une source analogue derreurs, quand il dit que, bien que personne ne croie aux fables du paganisme, cependant nous nous oublions nous-mêmes sans cesse au point den tirer des déductions, comme si elles étaient des réalités vivantes. Il y a dailleurs chez nos algébristes, qui sont eux-mêmes des païens, de certaines fables païennes auxquelles on ajoute foi, et dont on a tiré des conséquences, non pas tant par une absence de mémoire que par un incompréhensible trouble du cerveau. Bref, je nai jamais rencontré de pur mathématicien en qui on pût avoir confiance en dehors de ses racines et de ses équations ; je nen ai pas connu un seul qui ne tînt pas clandestinement pour article de foi que x2+px est absolument et inconditionnellement égal à q. Dites à lun de ces messieurs, en matière dexpérience, si cela vous amuse, que vous croyez à la possibilité de cas où x2+px ne serait pas absolument égal à q ; et, quand vous lui aurez fait comprendre ce que vous voulez dire, mettez-vous hors de sa portée et le plus lestement possible ; car, sans aucun doute, il essayera de vous assommer.
« Je veux dire, continua Dupin, pendant que je me contentais de rire de ses dernières observations, que, si le ministre navait été quun mathématicien, le préfet naurait pas été dans la nécessité de me souscrire ce billet. Je le connaissais pour un mathématicien et un poëte, et javais pris mes mesures en raison de sa capacité, et en tenant compte des circonstances où il se trouvait placé. Je savais que cétait un homme de cour et un intrigant déterminé. Je réfléchis quun pareil homme devait indubitablement être au courant des pratiques de la police. Évidemment, il devait avoir prévu et lévénement la prouvé les guets-apens qui lui ont été préparés. Je me dis quil avait prévu les perquisitions secrètes dans son hôtel. Ces fréquentes absences nocturnes que notre bon préfet avait saluées comme des adjuvants positifs de son futur succès, je les regardais simplement comme des ruses pour faciliter les libres recherches de la police et lui persuader plus facilement que la lettre nétait pas dans lhôtel. Je sentais aussi que toute la série didées relatives aux principes invariables de laction policière dans le cas de perquisition, idées que je vous expliquerai tout à lheure, non sans quelque peine, je sentais, dis-je, que toute cette série didées avait dû nécessairement se dérouler dans lesprit du ministre.
« Cela devait impérativement le conduire à dédaigner toutes les cachettes vulgaires. Cet homme-là ne pouvait être assez faible pour ne pas deviner que la cachette la plus compliquée, la plus profonde de son hôtel, serait aussi peu secrète quune antichambre ou une armoire pour les yeux, les sondes, les vrilles et les microscopes du préfet. Enfin je voyais quil avait dû viser nécessairement à la simplicité, sil ny avait pas été induit par un goût naturel. Vous vous rappelez sans doute avec quels éclats de rire le préfet accueillit lidée que jexprimai dans notre première entrevue, à savoir que si le mystère lembarrassait si fort, cétait peut-être en raison de son absolue simplicité.
Oui, dis-je, je me rappelle parfaitement son hilarité. Je croyais vraiment quil allait tomber dans des attaques de nerfs.
Le monde matériel, continua Dupin, est plein danalogies exactes avec limmatériel, et cest ce qui donne une couleur de vérité à ce dogme de rhétorique, quune métaphore ou une comparaison peut fortifier un argument aussi bien quembellir une description.
« Le principe de la force dinertie, par exemple, semble identique dans les deux natures, physique et métaphysique ; un gros corps est plus difficilement mis en mouvement quun petit, et sa quantité de mouvement est en proportion de cette difficulté ; voilà qui est aussi positif que cette proposition analogue : les intellects dune vaste capacité, qui sont en même temps plus impétueux, plus constants et plus accidentés dans leur mouvement que ceux dun degré inférieur, sont ceux qui se meuvent le moins aisément, et qui sont les plus embarrassés dhésitation quand ils se mettent en marche. Autre exemple : avez-vous jamais remarqué quelles sont les enseignes de boutique qui attirent le plus lattention ?
Je nai jamais songé à cela, dis-je.
Il existe, reprit Dupin, un jeu de divination, quon joue avec une carte géographique. Un des joueurs prie quelquun de deviner un mot donné, un nom de ville, de rivière, dÉtat ou dempire, enfin un mot quelconque compris dans létendue bigarrée et embrouillée de la carte. Une personne novice dans le jeu cherche en général à embarrasser ses adversaires en leur donnant à deviner des noms écrits en caractères imperceptibles ; mais les adeptes du jeu choisissent des mots en gros caractères qui sétendent dun bout de la carte à lautre. Ces mots-là, comme les enseignes et les affiches à lettres énormes, échappent à lobservateur par le fait même de leur excessive évidence ; et, ici, loubli matériel est précisément analogue à linattention morale dun esprit qui laisse échapper les considérations trop palpables, évidentes jusquà la banalité et limportunité. Mais cest là un cas, à ce quil semble, un peu au-dessus ou au-dessous de lintelligence du préfet. Il na jamais cru probable ou possible que le ministre eût déposé sa lettre juste sous le nez du monde entier, comme pour mieux empêcher un individu quelconque de lapercevoir.
« Mais plus je réfléchissais à laudacieux, au distinctif et brillant esprit de D…, à ce fait quil avait dû toujours avoir le document sous la main, pour en faire immédiatement usage, si besoin était, et à cet autre fait que, daprès la démonstration décisive fournie par le préfet, ce document nétait pas caché dans les limites dune perquisition ordinaire et en règle, plus je me sentais convaincu que le ministre, pour cacher sa lettre, avait eu recours à lexpédient le plus ingénieux du monde, le plus large, qui était de ne pas même essayer de la cacher.
« Pénétré de ces idées, jajustai sur mes yeux une paire de lunettes vertes, et je me présentai un beau matin, comme par hasard, à lhôtel du ministre. Je trouve D… chez lui, bâillant, flânant, musant, et se prétendant accablé dun suprême ennui. D… est peut-être lhomme le plus réellement énergique qui soit aujourdhui, mais cest seulement quand il est sûr de nêtre vu de personne.
« Pour nêtre pas en reste avec lui, je me plaignais de la faiblesse de mes yeux et de la nécessité de porter des lunettes. Mais, derrière ces lunettes, jinspectais soigneusement et minutieusement tout lappartement, en faisant semblant dêtre tout à la conversation de mon hôte.
« Je donnai une attention spéciale à un vaste bureau auprès duquel il était assis, et sur lequel gisaient pêle-mêle des lettres diverses et dautres papiers, avec un ou deux instruments de musique et quelques livres. Après un long examen, fait à loisir, je ny vis rien qui pût exciter particulièrement mes soupçons.
« À la longue, mes yeux, en faisant le tour de la chambre, tombèrent sur un misérable porte-cartes, orné de clinquant, et suspendu par un ruban bleu crasseux à un petit bouton de cuivre au-dessus du manteau de la cheminée. Ce porte-cartes, qui avait trois ou quatre compartiments, contenait cinq ou six cartes de visite et une lettre unique. Cette dernière était fortement salie et chiffonnée. Elle était presque déchirée en deux par le milieu, comme si on avait eu dabord lintention de la déchirer entièrement, ainsi quon fait dun objet sans valeur ; mais on avait vraisemblablement changé didée. Elle portait un large sceau noir avec le chiffre de D… très en évidence, et était adressée au ministre lui-même. La suscription était dune écriture de femme très-fine. On lavait jetée négligemment, et même, à ce quil semblait, assez dédaigneusement dans lun des compartiments supérieurs du porte-cartes.
« À peine eus-je jeté un coup dœil sur cette lettre, que je conclus que cétait celle dont jétais en quête. Évidemment elle était, par son aspect, absolument différente de celle dont le préfet nous avait lu une description si minutieuse. Ici, le sceau était large et noir avec le chiffre de D… ; dans lautre, il était petit et rouge, avec les armes ducales de la famille S… Ici, la suscription était dune écriture menue et féminine ; dans lautre, ladresse, portant le nom dune personne royale, était dune écriture hardie, décidée et caractérisée ; les deux lettres ne se ressemblaient quen un point, la dimension. Mais le caractère excessif de ces différences, fondamentales en somme, la saleté, létat déplorable du papier, fripé et déchiré, qui contredisaient les véritables habitudes de D…, si méthodique, et qui dénonçaient lintention de dérouter un indiscret en lui offrant toutes les apparences dun document sans valeur, tout cela, en y ajoutant la situation imprudente du document mis en plein sous les yeux de tous les visiteurs et concordant ainsi exactement avec mes conclusions antérieures, tout cela, dis-je, était fait pour corroborer décidément les soupçons de quelquun venu avec le parti pris du soupçon.
« Je prolongeai ma visite aussi longtemps que possible, et tout en soutenant une discussion très-vive avec le ministre sur un point que je savais être pour lui dun intérêt toujours nouveau, je gardais invariablement mon attention braquée sur la lettre. Tout en faisant cet examen, je réfléchissais sur son aspect extérieur et sur la manière dont elle était arrangée dans le porte-cartes, et à la longue je tombai sur une découverte qui mit à néant le léger doute qui pouvait me rester encore. En analysant les bords du papier, je remarquai quils étaient plus éraillés que nature. Ils présentaient laspect cassé dun papier dur, qui, ayant été plié et foulé par le couteau à papier, a été replié dans le sens inverse, mais dans les mêmes plis qui constituaient sa forme première. Cette découverte me suffisait. Il était clair pour moi que la lettre avait été retournée comme un gant, repliée et recachetée. Je souhaitai le bonjour au ministre, et je pris soudainement congé de lui, en oubliant une tabatière en or sur son bureau.
« Le matin suivant, je vins pour chercher ma tabatière, et nous reprîmes très-vivement la conversation de la veille. Mais, pendant que la discussion sengageait, une détonation très-forte, comme un coup de pistolet, se fit entendre sous les fenêtres de lhôtel, et fut suivie des cris et des vociférations dune foule épouvantée. D… se précipita vers une fenêtre, louvrit, et regarda dans la rue. En même temps, jallai droit au porte-cartes, je pris la lettre, je la mis dans ma poche, et je la remplaçai par une autre, une espèce de fac-similé (quant à lextérieur) que javais soigneusement préparé chez moi, en contrefaisant le chiffre de D… à laide dun sceau de mie de pain.
« Le tumulte de la rue avait été causé par le caprice insensé dun homme armé dun fusil. Il avait déchargé son arme au milieu dune foule de femmes et denfants. Mais comme elle nétait pas chargée à balle, on prit ce drôle pour un lunatique ou un ivrogne, et on lui permit de continuer son chemin. Quand il fut parti, D… se retira de la fenêtre, où je lavais suivi immédiatement après mêtre assuré de la précieuse lettre. Peu dinstants après, je lui dis adieu. Le prétendu fou était un homme payé par moi.
Mais quel était votre but, demandai-je à mon ami, en remplaçant la lettre par une contrefaçon ? Neût-il pas été plus simple, dès votre première visite, de vous en emparer, sans autres précautions, et de vous en aller ?
D…, répliqua Dupin, est capable de tout, et, de plus, cest un homme solide. Dailleurs, il a dans son hôtel des serviteurs à sa dévotion. Si javais fait lextravagante tentative dont vous parlez, je ne serais pas sorti vivant de chez lui. Le bon peuple de Paris naurait plus entendu parler de moi. Mais, à part ces considérations, javais un but particulier. Vous connaissez mes sympathies politiques. Dans cette affaire, jagis comme partisan de la dame en question.
Voilà dix-huit mois que le ministre la tient en son pouvoir. Cest elle maintenant qui le tient, puisquil ignore que la lettre nest plus chez lui, et quil va vouloir procéder à son chantage habituel. Il va donc infailliblement opérer lui-même et du premier coup sa ruine politique. Sa chute ne sera pas moins précipitée que ridicule. On parle fort lestement du facilis descensus Averni ; mais en matière descalades, on peut dire ce que la Catalani disait du chant : il est plus facile de monter que de descendre. Dans le cas présent, je nai aucune sympathie, pas même de pitié pour celui qui va descendre. D…, cest le vrai monstrum horrendum, un homme de génie sans principes. Je vous avoue, cependant, que je ne serais pas fâché de connaître le caractère exact de ses pensées, quand, mis au défi par celle que le préfet appelle une certaine personne, il sera réduit à ouvrir la lettre que jai laissée pour lui dans son porte-cartes.
Comment ! est-ce que vous y avez mis quelque chose de particulier ?
Eh mais ! il ne ma pas semblé tout à fait convenable de laisser lintérieur en blanc, cela aurait eu lair dune insulte. Une fois, à Vienne, D… ma joué un vilain tour, et je lui dis dun ton tout à fait gai que je men souviendrais. Aussi, comme je savais quil éprouverait une certaine curiosité relativement à la personne par qui il se trouvait joué, je pensai que ce serait vraiment dommage de ne pas lui laisser un indice quelconque. Il connaît fort bien mon écriture, et jai copié tout au beau milieu de la page blanche ces mots :
…………… Un dessein si funeste,
Sil nest digne dAtrée, est digne de Thyeste.
Vous trouverez cela dans lAtrée de Crébillon.
LE CANARD AU BALLON
ÉTONNANTES NOUVELLES PAR EXPRÈS, VIA NORFOLK ! LATLANTIQUE TRAVERSÉ EN TROIS JOURS ! TRIOMPHE SIGNALÉ DE LA MACHINE VOLANTE DE M. MONCK MASSON ! ARRIVÉE À LÎLE DE SULLIVAN, PRÈS CHARLESTON, S. C., DE MM. MASON, ROBERT HOLLAND, HENSON, HARRISON AINSWORTH, ET DE QUATRE AUTRES PERSONNES, PAR LE BALLON DIRIGEABLE VICTORIA, APRÈS UNE TRAVERSÉE DE SOIXANTE-CINQ HEURES DUN CONTINENT À LAUTRE ! DÉTAILS CIRCONSTANCIÉS DU VOYAGE !
Le jeu desprit ci-dessous, avec len-tête qui précède en magnifiques capitales, soigneusement émaillé de points dadmiration, fut publié primitivement, comme un fait positif, dans le New-York Sun, feuille périodique, et y remplit complètement le but de fournir un aliment indigeste aux insatiables badauds durant les quelques heures dintervalle entre deux courriers de Charleston. La cohue qui se fit pour se disputer le seul journal qui eût les nouvelles fut quelque chose qui dépasse même le prodige ; et, en somme, si, comme quelques-uns laffirment, le VICTORIA na pas absolument accompli la traversée en question, il serait difficile de trouver une raison quelconque qui leût empêché de laccomplir.
Le grand problème est à la fin résolu ! Lair, aussi bien que la terre et lOcéan, a été conquis par la science, et deviendra pour lhumanité une grande voie commune et commode. LAtlantique vient dêtre traversé en ballon ! et cela, sans trop de difficultés, sans grand danger apparent, avec une machine dont on est absolument maître, et dans lespace inconcevablement court de soixante-cinq heures dun continent à lautre ! Grâce à lactivité dun correspondant de Charleston, nous sommes en mesure de donner les premiers au public un récit détaillé de cet extraordinaire voyage, qui a été accompli, du samedi 6 du courant, à quatre heures du matin, au mardi 9 du courant, à deux heures de laprès-midi, par sir Everard Bringhurst, M. Osborne, un neveu de lord Bentinck, MM. Monck Mason et Robert Holland, les célèbres aéronautes, M. Harrison Ainsworth, auteur de Jack Sheppard, etc., M. Henson, inventeur du malheureux projet de la dernière machine volante, et deux marins de Woolwich, en tout huit personnes. Les détails fournis ci-dessous peuvent être considérés comme parfaitement authentiques et exacts sous tous les rapports, puisquils sont, à une légère exception près, copiés mot à mot daprès les journaux réunis de MM. Monck Mason et Harrison Ainsworth, à la politesse desquels notre agent doit également bon nombre dexplications verbales relativement au ballon lui-même, à sa construction, et à dautres matières dun haut intérêt. La seule altération dans le manuscrit communiqué a été faite dans le but de donner au récif hâtif de notre agent, M. Forsyth, une forme suivie et intelligible.
Le ballon
Deux insuccès notoires et récents ceux de M. Henson et de sir George Cayley avaient beaucoup amorti lintérêt du public relativement à la navigation aérienne. Le plan de M. Henson (qui fut dabord considéré comme très-praticable, même par les hommes de science) était fondé sur le principe dun plan incliné, lancé dune hauteur par une force intrinsèque créée et continuée par la rotation de palettes semblables, en forme et en nombre, aux ailes dun moulin à vent. Mais, dans toutes les expériences qui furent faites avec des modèles à lAdelaïde-Gallery, il se trouva que lopération de ces ailes, non seulement ne faisait pas avancer la machine, mais empêchait positivement son vol.
La seule force propulsive quelle ait jamais montrée fut le simple mouvement acquis par la descente du plan incliné ; et ce mouvement portait la machine plus loin quand les palettes étaient au repos que quand elles fonctionnaient, fait qui démontrait suffisamment leur inutilité ; et, en labsence du propulseur, qui lui servait en même temps dappui, toute la machine devait nécessairement descendre vers le sol. Cette considération induisit sir George Cayley à ajuster un propulseur à une machine qui aurait en elle-même la force de se soutenir, en un mot, à un ballon. Lidée, néanmoins, nétait nouvelle ou originale, chez sir George, quen ce qui regardait le mode dapplication pratique. Il exhiba un modèle de son invention à lInstitution polytechnique. La force motrice, ou principe propulseur, était, ici encore, attribuée à des surfaces non continues ou ailes tournantes. Ces ailes étaient au nombre de quatre ; mais il se trouva quelles étaient totalement impuissantes à mouvoir le ballon ou à aider sa force ascensionnelle. Tout le projet, dès lors, nétait plus quun four complet.
Ce fut dans cette conjoncture que M. Monck Mason (dont le voyage de Douvres à Weilburg sur le ballon le Nassau excita un si grand intérêt en 1837) eut lidée dappliquer le principe de la vis dArchimède au projet de la navigation aérienne, attribuant judicieusement linsuccès des plans de M. Henson et de sir George Cayley à la non-continuité des surfaces dans lappareil des roues. Il fit sa première expérience publique à Williss Rooms, puis plus tard porta son modèle à lAdelaïde-Gallery.
Comme le ballon de sir George Cayley, le sien était un ellipsoïde. Sa longueur était de treize pieds six pouces, sa hauteur de six pieds huit pouces. Il contenait environ trois cent vingt pieds cubes de gaz, qui, si cétait de lhydrogène pur, pouvaient supporter vingt et une livres aussitôt après quil était enflé, avant que le gaz neût eu le temps de se détériorer ou de fuir. Le poids de toute la machine et de lappareil était de dix-sept livres, donnant ainsi une économie de quatre livres environ. Au centre du ballon, en dessous, était une charpente de bois fort léger, longue denviron neuf pieds, et attachée au ballon par un réseau de lespèce ordinaire. À cette charpente était suspendue une corbeille ou nacelle dosier.
La vis consiste en un axe formé dun tube de cuivre creux, long de six pouces, à travers lequel, sur une spirale inclinée à un angle de quinze degrés, passe une série de rayons de fil dacier, longs de deux pieds et se projetant dun pied de chaque côté. Ces rayons sont réunis à leurs extrémités externes par deux lames de fil métallique aplati, le tout formant ainsi la charpente de la vis, qui est complétée par un tissu de soie huilée, coupée en pointes et tendue de manière à présenter une surface passablement lisse. Aux deux bouts de son axe, cette vis est surmontée par des montants cylindriques de cuivre descendant du cerceau. Aux bouts inférieurs de ces tubes sont des trous dans lesquels tournent les pivots de laxe. Du bout de laxe qui est le plus près de la nacelle part une flèche dacier qui relie la vis à une machine à levier fixée à la nacelle. Par lopération de ce ressort, la vis est forcée et tournée avec une grande rapidité, communiquant à lensemble un mouvement de progression.
Au moyen du gouvernail, la machine pouvait aisément sorienter dans toutes les directions. Le levier était dune grande puissance, comparativement à sa dimension, pouvant soulever un poids de quarante-cinq livres sur un cylindre de quatre pouces de diamètre après le premier tour, et davantage à mesure quil fonctionnait. Il pesait en tout huit livres six onces. Le gouvernail était une légère charpente de roseau recouverte de soie, façonnée à peu près comme une raquette, de trois pieds de long à peu près et dun pied dans sa plus grande largeur. Son poids était de deux onces environ. Il pouvait se tourner à plat et se diriger en haut et en bas, aussi bien quà droite et à gauche, et donner à laéronaute la faculté de transporter la résistance de lair, quil devait, dans une position inclinée, créer sur son passage, du côté sur lequel il désirait agir, déterminant ainsi pour le ballon la direction opposée.
Ce modèle (que, faute de temps, nous avons nécessairement décrit dune manière imparfaite) fut mis en mouvement dans lAdelaïde-Gallery, où il donna une vélocité de cinq milles à lheure ; et, chose étrange à dire, il nexcita quun mince intérêt en comparaison de la précédente machine compliquée de M. Henson, tant le monde est décidé à mépriser toute chose qui se présente avec un air de simplicité ! Pour accomplir le grand desideratum de la navigation aérienne, on supposait généralement lapplication singulièrement compliquée de quelque principe extraordinairement profond de dynamique.
Toutefois, M. Mason était tellement satisfait du récent succès de son invention quil résolut de construire immédiatement, sil était possible, un ballon dune capacité suffisante pour vérifier le problème par un voyage de quelque étendue ; son projet primitif était de traverser la Manche comme il avait déjà fait avec le ballon le Nassau. Pour favoriser ses vues, il sollicita et obtint le patronage de sir Everard Bringhurst et de M. Osborne, deux gentlemen bien connus par leurs lumières scientifiques et spécialement pour lintérêt quils ont manifesté pour les progrès de laérostation. Le projet, selon le désir de M. Osborne, fut soigneusement caché au public ; les seules personnes auxquelles il fut confié furent les personnes engagées dans la construction de la machine, qui fut établie sous la surveillance de MM. Mason, Holland, de sir Everard Bringhurst et de M. Osborne, dans lhabitation de ce dernier, près de Penstruthal, dans le pays de Galles.
M. Henson, accompagné de son ami M. Ainsworth, fut admis à examiner le ballon samedi dernier, après les derniers arrangements pris par ces messieurs pour être admis à la participation de lentreprise. Nous ne savons pas pour quelle raison les deux marins firent aussi partie de lexpédition, mais dans un délai dun ou deux jours nous mettrons le lecteur en possession des plus minutieux détails concernant cet extraordinaire voyage.
Le ballon est fait de soie recouverte dun vernis de caoutchouc. Il est conçu dans de grandes proportions et contient plus de 40 000 pieds cubes de gaz ; mais, comme le gaz de houille a été employé préférablement à lhydrogène, dont la trop grande force dexpansion a des inconvénients, la puissance de lappareil, quand il est parfaitement gonflé et aussitôt après son gonflement, nenlève pas plus de 2 500 livres environ. Non seulement le gaz de houille est moins coûteux, mais on peut se le procurer et le gouverner plus aisément.
Lintroduction de ce gaz dans les procédés usuels de laérostation est due à M. Charles Green. Avant sa découverte, le procédé du gonflement était non seulement excessivement dispendieux, mais peu sûr. On a souvent perdu deux ou même trois jours en efforts futiles pour se procurer la quantité suffisante dhydrogène pour un ballon doù il avait toujours une tendance à fuir, grâce à son excessive subtilité et à son affinité pour latmosphère ambiante. Un ballon assez bien fait pour tenir sa contenance de gaz de houille intacte, en qualité et en quantité, pendant six mois, ne pourrait pas conserver six semaines la même quantité dhydrogène dans une égale intégrité.
La force du support étant estimée à 2 500 livres, et les poids réunis de cinq individus seulement à 1 200 environ, il restait un surplus de 1 300, dont 1 200 étaient prises par le lest, réparti en différents sacs, dont le poids était marqué sur chacun, par les cordages, les baromètres, les télescopes, les barils contenant des provisions pour une quinzaine, les barils deau, les portemanteaux, les sacs de nuits et divers autres objets indispensables, y compris une cafetière à faire bouillir le café à la chaux, pour se dispenser totalement de feu, si cela était jugé prudent. Tous ces articles, à lexception du lest et de quelques bagatelles, étaient appendus au cerceau. La nacelle est plus légère et plus petite à proportion que celle qui la représente dans le modèle. Elle est faite dun osier fort léger, et singulièrement forte pour une machine qui a lair si fragile. Elle a environ quatre pieds de profondeur. Le gouvernail diffère aussi de celui du modèle en ce quil est beaucoup plus large, et que la vis est considérablement plus petite. Le ballon est en outre muni dun grappin et dun guide-rope, ce dernier étant de la plus indispensable utilité. Quelques mots dexplication seront nécessaires ici pour ceux de nos lecteurs qui ne sont pas versés dans les détails de laérostation.
Aussitôt que le ballon quitte la terre, il est sujet à linfluence de mille circonstances qui tendent à créer une différence dans son poids, augmentant ou diminuant sa force ascensionnelle. Par exemple, il y a parfois sur la soie une masse de rosée qui peut aller à quelques centaines de livres ; il faut alors jeter du lest, sinon laérostat descendra. Ce lest jeté, et un bon soleil vaporisant la rosée et augmentant la force dexpansion du gaz dans la soie, le tout montera de nouveau très-rapidement. Pour modérer notre ascension, le seul moyen est (ou plutôt était jusquau guide-rope inventé par M. Charles Green) la faculté de faire échapper du gaz par une soupape ; mais la perte du gaz impliquait une déperdition proportionnelle de la force dascension ; si bien que, dans un laps de temps comparativement très-bref, le ballon le mieux construit devait nécessairement épuiser toutes ses ressources et sabattre sur le sol. Cétait là le grand obstacle aux voyages un peu longs.
Le guide-rope remédie à la difficulté de la manière la plus simple du monde. Cest simplement une très-longue corde quon laisse traîner hors de la nacelle, et dont leffet est dempêcher le ballon de changer de niveau à un degré sensible. Si, par exemple, la soie est chargée dhumidité, et si conséquemment la machine commence à descendre, il ny a pas de nécessité de jeter du lest pour compenser laugmentation du poids, car on y remédie ou on la neutralise, dans une proportion exacte, en déposant à terre autant de longueur de corde quil est nécessaire. Si, au contraire, quelques circonstances amènent une légèreté excessive et une ascension précipitée, cette légèreté sera immédiatement neutralisée par le poids additionnel de la corde quon ramène de terre.
Ainsi le ballon ne peut monter ou descendre que dans des proportions très-petites, et ses ressources en gaz et en lest restent à peu près intactes. Quand on passe au-dessus dune étendue deau, il devient nécessaire demployer de petits barils de cuivre ou de bois remplis dun lest liquide plus léger que leau. Ils flottent et remplissent loffice dune corde sur la terre. Un autre office très-important du guide-rope est de marquer la direction du ballon. La corde drague pour ainsi dire, soit sur terre, soit sur mer, quand le ballon est libre ; ce dernier conséquemment, toutes les fois quil marche, est en avance ; ainsi, une appréciation faite, au compas, des positions des deux objets, indiquera toujours la direction. De la même façon, langle formé par la corde avec laxe vertical de la machine indique la vitesse. Quand il ny a pas dangle, en dautres termes, quand la corde descend perpendiculairement, cest que la machine est stationnaire ; mais plus langle est ouvert, cest-à-dire plus le ballon est en avance sur le bout de la corde, plus grande est la vitesse ; et réciproquement.
Comme le projet des voyageurs, dans le principe, était de traverser le canal de la Manche, et de descendre aussi près de Paris quil serait possible, ils avaient pris la précaution de se munir de passeports visés pour toutes les parties du continent, spécifiant la nature de lexpédition comme dans le cas du voyage sur le Nassau, et assurant aux courageux aventuriers une dispense des formalités usuelles de bureaux ; mais des événements inattendus rendirent les passeports superflus. Lopération du gonflement commença fort tranquillement samedi matin, 6 du courant, au point du jour, dans la grande cour de Weal-Vor-House, résidence de M. Osborne, à un mille environ de Penstruthal, dans la Galles du Nord ; et, à onze heures sept minutes, tout étant prêt pour le départ, le ballon fut lâché et séleva doucement, mais constamment, dans une direction presque sud. On ne fit point usage, pendant la première demi-heure, de la vis ni du gouvernail.
Nous nous servons maintenant du journal, tel quil a été transcrit par M. Forsyth daprès les manuscrits réunis de MM. Monck, Mason et Ainsworth. Le corps du journal, tel que nous le donnons, est de la main de M. Mason, et il a été ajouté un post-scriptum ou appendice de M. Ainsworth, qui a en préparation et donnera très-prochainement au public un compte rendu plus minutieux du voyage, et, sans aucun doute, dun intérêt saisissant.
Le journal
Samedi, 6 avril. Tous les préparatifs qui pouvaient nous embarrasser ont été finis cette nuit ; nous avons commencé le gonflement ce matin au point du jour ; mais, par suite dun brouillard épais qui chargeait deau les plis de la soie et la rendait peu maniable, nous ne nous sommes pas élevés avant onze heures à peu près. Alors, nous fîmes tout larguer, dans un grand enthousiasme, et nous nous élevâmes doucement, mais sans interruption, par une jolie brise du nord, qui nous porta dans la direction du canal de la Manche. Nous trouvâmes la force ascensionnelle plus forte que nous ne lavions espéré, et, comme nous montions assez haut pour dominer toutes les falaises et nous trouver soumis à laction plus prochaine des rayons du soleil, notre ascension devenait de plus en plus rapide. Cependant je désirais ne pas perdre de gaz dès le commencement de notre tentative, et je résolus quil fallait monter pour le moment présent. Nous retirâmes bien vite à nous notre guide-rope ; mais, même après lavoir absolument enlevé de terre, nous continuâmes à monter très-rapidement. Le ballon marchait avec une assurance singulière et avait un aspect magnifique. Dix minutes environ après notre départ, le baromètre indiquait une hauteur de 15 000 pieds.
Le temps était remarquablement beau, et laspect de la campagne placée sous nos pieds, un des plus romantiques à tous les points de vue, était alors particulièrement sublime. Les gorges nombreuses et profondes présentaient lapparence de lacs, en raison des épaisses vapeurs dont elles étaient remplies, et les hauteurs et les rochers situés au sud-est, empilés dans un inextricable chaos, ressemblaient absolument aux cités géantes de la fable orientale. Nous approchions rapidement des montagnes vers le sud ; mais notre élévation était plus que suffisante pour nous permettre de les dépasser en toute sûreté. En quelques minutes, nous planâmes au-dessus magnifiquement, et M. Ainsworth ainsi que les marins furent frappés de leur apparence peu élevée, vue ainsi de la nacelle ; une grande élévation en ballon ayant pour résultat de réduire les inégalités de la surface située au-dessous à un niveau presque uni. À onze heures et demie, nous dirigeant toujours vers le sud, ou à peu près, nous aperçûmes pour la première fois le canal de Bristol ; et, quinze minutes après, la ligne des brisants de la côte apparut brusquement au-dessous de nous, et nous marchâmes rondement au-dessus de la mer. Nous résolûmes alors de lâcher assez de gaz pour laisser notre guide-rope traîner dans leau avec les bouées attenantes. Cela fut fait à la minute, et nous commençâmes à descendre graduellement. Au bout de vingt minutes environ, notre première bouée toucha, et, au plongeon de la seconde, nous restâmes à une élévation fixe. Nous étions tous très-inquiets de vérifier lefficacité du gouvernail et de la vis, et nous les mîmes immédiatement en réquisition dans le but de déterminer davantage notre route vers lest et de mettre le cap sur Paris.
Au moyen du gouvernail, nous effectuâmes à linstant le changement nécessaire de direction, et notre route se trouva presque à angle droit avec le vent ; puis nous mîmes en mouvement le ressort de la vis, et nous fûmes ravis de voir quelle nous portait docilement dans le sens voulu. Là-dessus, nous poussâmes neuf fois un fort vivat, et nous jetâmes à la mer une bouteille qui contenait une bande de parchemin avec le bref compte rendu du principe de linvention. Toutefois, nous en avions à peine fini avec nos manifestations de triomphe quil survint un accident imprévu qui nétait pas peu propre à nous décourager.
La verge dacier qui reliait le levier au propulseur fut soudainement jetée hors de sa place par le bout qui confinait à la nacelle (ce fut leffet de linclinaison de la nacelle par suite de quelque mouvement de lun des marins que nous avions pris avec nous), et, en un instant, se trouva suspendue et dansante hors de notre portée, loin du pivot de laxe de la vis. Pendant que nous nous efforcions de la rattraper, et que toute notre attention y était absorbée, nous fûmes enveloppés dans un violent courant dair de lest qui nous porta avec une force rapide et croissante du côté de lAtlantique.
Nous nous trouvâmes chassés en mer par une vitesse qui nétait certainement pas moins de cinquante ou de soixante milles à lheure, si bien que nous atteignîmes le cap Clear, à quarante milles vers notre nord, avant davoir pu assurer la verge dacier et davoir eu le temps de penser à virer de bord. Ce fut alors que M. Ainsworth fit une proposition extraordinaire, mais qui, dans mon opinion, nétait nullement déraisonnable ni chimérique, dans laquelle il fut immédiatement encouragé par M. Holland, à savoir, que nous pourrions profiter de la forte brise qui nous emportait, et tenter, au lieu de rabattre sur Paris, datteindre la côte du Nord-Amérique.
Après une légère réflexion, je donnai de bon gré mon assentiment à cette violente proposition, qui, chose étrange à dire, ne trouva dobjections que dans les deux marins.
Toutefois, comme nous étions la majorité, nous maîtrisâmes leurs appréhensions, et nous maintînmes résolument notre route. Nous gouvernâmes droit à louest ; mais, comme le traînage des bouées faisait un obstacle matériel à notre marche, et que nous étions suffisamment maîtres du ballon, soit pour monter, soit pour descendre, nous jetâmes tout dabord cinquante livres de lest, et nous ramenâmes, au moyen dune manivelle, toute la corde hors de la mer. Nous constatâmes immédiatement leffet de cette manœuvre par un prodigieux accroissement de vitesse ; et, comme la brise fraîchissait, nous filâmes avec une vélocité presque inconcevable ; le guide-rope sallongeait derrière la nacelle comme un sillage de navire. Il est superflu de dire quil nous suffit dun très-court espace de temps pour perdre la côte de vue. Nous passâmes au-dessus dinnombrables navires de toute espèce, dont quelques-uns louvoyaient avec peine, mais dont la plupart restaient en panne. Nous causâmes à leur bord le plus grand enthousiasme, enthousiasme fortement savouré par nous-mêmes, et particulièrement par nos deux hommes, qui, maintenant, sous linfluence de quelques petits verres de genièvre, semblaient résolus à jeter au vent toutes craintes et tous scrupules. Plusieurs navires tirèrent le canon de signal ; et tous nous saluèrent par de grands vivats que nous entendions avec une netteté surprenante, et par lagitation des chapeaux et des mouchoirs. Nous marchâmes ainsi tout le jour, sans incident matériel, et, comme les premières ombres se formaient autour de nous, nous fîmes une estimation approximative de la distance parcourue. Elle ne pouvait pas être de moins de cinq cents milles, probablement davantage. Pendant tout ce temps le propulseur fonctionna et, sans aucun doute, aida positivement notre marche. Quand le soleil se coucha, la brise fraîchit et se transforma en une vraie tempête. Au-dessous de nous, lOcéan était parfaitement visible en raison de sa phosphorescence. Le vent souffla de lest toute la nuit, et nous donna les plus brillants présages de succès. Nous ne souffrîmes pas peu du froid, et lhumidité de latmosphère nous était fort pénible ; mais la place libre dans la nacelle était assez vaste pour nous permettre de nous coucher, et au moyen de nos manteaux et de quelques couvertures nous nous tirâmes passablement daffaire.
Post-scriptum (par M. Ainsworth). Ces neuf dernières heures ont été incontestablement les plus enflammées de ma vie. Je ne peux rien concevoir de plus enthousiasmant que létrange péril et la nouveauté dune pareille aventure. Dieu veuille nous donner le succès ! Je ne demande pas le succès pour le simple salut de mon insignifiante personne, mais pour lamour de la science humaine et pour limmensité du triomphe. Et cependant lexploit est si évidemment faisable que mon seul étonnement est que les hommes aient reculé jusquà présent devant la tentative. Quune simple brise comme celle qui nous favorise maintenant, quune pareille rafale pousse un ballon pendant quatre ou cinq jours (ces brises durent quelquefois plus longtemps), et le voyageur sera facilement porté, dans ce laps de temps, dune rive à lautre. Avec une pareille brise, le vaste Atlantique nest plus quun lac.
Je suis plus frappé, au moment où jécris, du silence suprême qui règne sur la mer, malgré son agitation, que daucun autre phénomène. Les eaux ne jettent pas de voix vers les cieux. Limmense Océan flamboyant au-dessous de nous se tord et se tourmente sans pousser une plainte. Les houles montagneuses donnent lidée dinnombrables démons, gigantesques et muets, qui se tordaient dans une impuissante agonie. Dans une nuit telle quest pour moi celle-ci, un homme vit, il vit un siècle de vie ordinaire, et je ne donnerais pas ce délice ravissant pour ce siècle dexistence vulgaire.
Dimanche, 7 (manuscrit de M. Mason). Ce matin, vers dix heures, la tempête nétait plus quune brise de huit ou neuf nœuds (pour un navire en mer), et elle nous fait parcourir peut-être trente milles à lheure, peut-être davantage. Néanmoins, elle a tourné ferme vers le nord ; et, maintenant, au coucher du soleil, nous nous dirigeons droit à louest, grâce surtout à la vis et au gouvernail, qui fonctionnent admirablement. Je regarde lentreprise comme entièrement réussie, et la navigation aérienne dans toutes les directions (si ce nest peut-être avec le vent absolument debout) comme un problème résolu. Nous naurions pas pu faire tête à la rude brise dhier ; mais, en montant, nous aurions pu sortir du champ de son action, si nous en avions eu besoin. Je suis convaincu quavec notre propulseur, nous pourrions marcher contre une jolie brise carabinée. Aujourdhui, à midi, nous nous sommes élevés à une hauteur de 25 000 pieds, en jetant du lest. Nous avons agi ainsi pour chercher un courant plus direct, mais nous nen avons pas trouvé de plus favorable que celui dans lequel nous sommes à présent. Nous avons surabondamment de gaz pour traverser ce petit lac, dût le voyage durer trois semaines. Je nai pas la plus légère crainte relativement à lissue de notre entreprise. Les difficultés ont été étrangement exagérées et incomprises. Je puis choisir mon courant, et, eussé-je contre moi tous les courants, je puis faire passablement ma route avec mon propulseur. Nous navons pas eu dincidents notables. La nuit sannonce bien.
Post-scriptum (par M. Ainsworth). Jai peu de chose à noter, excepté le fait (fort surprenant pour moi) quà une élévation égale à celle du Cotopaxi, je nai éprouvé ni froid trop intense, ni migraine, ni difficulté de respiration ; M. Mason, M. Holland, sir Everard nont pas plus souffert que moi, je crois. M. Osborne sest plaint dune constriction de la poitrine, mais cela a disparu assez vite. Nous avons filé avec une grande vitesse toute la journée, et nous devons être à plus de moitié chemin de lAtlantique. Nous avons passé au-dessus de vingt ou trente navires de toute sorte, et tous semblaient délicieusement étonnés. Traverser lOcéan en ballon nest pas une affaire si difficile après tout ! Omne ignotum pro magnifico.
Nota. À une hauteur de 25 000 pieds, le ciel apparaît presque noir, et les étoiles se voient distinctement ; pendant que la mer, au lieu de paraître convexe, comme on pourrait le supposer, semble absolument et entièrement concave.
Lundi, 8 (manuscrit de M. Mason). Ce matin, nous avons encore eu quelque embarras avec la tige du propulseur, qui devra être entièrement modifiée, de crainte de sérieux accidents ; je parle de la tige dacier et non pas des palettes ; ces dernières ne laissaient rien à désirer. Le vent a soufflé tout le jour du nord-est, roide et sans interruption, tant la fortune semble résolue à nous favoriser. Juste avant le jour, nous fûmes tous un peu alarmés par quelques bruits singuliers et quelques secousses dans le ballon, accompagnés de la soudaine interruption du jeu de la machine. Ces phénomènes étaient occasionnés par lexpansion du gaz, résultant dune augmentation de chaleur dans latmosphère, et la débâcle naturelle des particules de glace dont le filet sétait incrusté pendant la nuit. Nous avons jeté quelques bouteilles aux navires que nous avons aperçus. Lune delles a été recueillie par un grand navire, vraisemblablement un des paquebots qui font le service de New York. Nous avons essayé de déchiffrer son nom, mais nous ne sommes pas sûrs dy avoir réussi. Le télescope de M. Osborne nous a laissé lire quelque chose comme lAtalante. Il est maintenant minuit, et nous marchons toujours à peu près vers louest dune allure rapide. La mer est singulièrement phosphorescente.
Post-scriptum (par M. Ainsworth). Il est maintenant deux heures du matin, et il fait presque calme, autant du moins que jen peux juger ; mais cest un point quil est fort difficile dapprécier, depuis que nous nous mouvons si complètement avec et dans lair. Je nai point dormi depuis que jai quitté Weal-Vor, mais je ne peux plus y tenir, et je vais faire un somme. Nous ne pouvons pas être loin de la côte dAmérique.
Mardi, 9 (manuscrit de M. Ainsworth). Une heure de laprès-midi. Nous sommes en vue de la côte basse de la Caroline du Sud ! Le grand problème est résolu. Nous avons traversé lAtlantique, nous lavons traversé en ballon, facilement, rondement ! Dieu soit loué ! Qui osera dire maintenant quil y a quelque chose dimpossible ?
Ici finit le journal. Quelques détails sur la descente ont été communiqués toutefois par M. Ainsworth à M. Forsyth. Il faisait presque un calme plat quand les voyageurs arrivèrent en vue de la côte, qui fut immédiatement reconnue par les deux marins et par M. Osborne. Ce gentleman ayant des connaissances au fort Moultrie, on résolut immédiatement de descendre dans le voisinage.
Le ballon fut porté vers la plage ; la marée était basse, le sable ferme, uni, admirablement approprié à une descente, et le grappin mordit du premier coup et tint bon. Les habitants de lîle et du fort se pressaient naturellement pour voir le ballon ; mais ce nétait quavec difficulté quon ajoutait foi au voyage accompli, la traversée de lAtlantique ! Lancre mordait à deux heures de laprès-midi ; ainsi le voyage entier avait duré soixante-quinze heures ; ou plutôt un peu moins, si on compte simplement le trajet dun rivage à lautre. Il nétait arrivé aucun accident sérieux. On navait eu à craindre aucun danger réel. Le ballon fut dégonflé et serré sans peine ; et ces messieurs étaient encore au fort Moultrie, quand les manuscrits doù ce récit est tiré partaient par le courrier de Charleston. On ne sait rien de positif sur leurs intentions ultérieures ; mais nous pouvons promettre en toute sûreté à nos lecteurs quelques informations supplémentaires, soit pour lundi, soit pour le jour suivant au plus tard.
Voilà certainement lentreprise la plus prodigieuse, la plus intéressante, la plus importante qui ait jamais été accomplie ou même tentée par un homme. Quels magnifiques résultats on en peut tirer, nest-il pas superflu maintenant de le déterminer ?
AVENTURE SANS PAREILLE DUN CERTAIN HANS PFAALL
Avec un cœur plein de fantaisies délirantes
Dont je suis le capitaine,
Avec une lance de feu et un cheval dair,
À travers limmensité je voyage.
Chanson de Tom OBedlam.
Daprès les nouvelles les plus récentes de Rotterdam, il paraît que cette ville est dans un singulier état deffervescence philosophique. En réalité, il sy est produit des phénomènes dun genre si complètement inattendu, si entièrement nouveau, si absolument en contradiction avec toutes les opinions reçues que je ne doute pas quavant peu toute lEurope ne soit sens dessus dessous, toute la physique en fermentation, et que la raison et lastronomie ne se prennent aux cheveux.
Il paraît que le… du mois de… (je ne me rappelle pas positivement la date), une foule immense était rassemblée, dans un but qui nest pas spécifié, sur la grande place de la Bourse de la confortable ville de Rotterdam. La journée était singulièrement chaude pour la saison, il y avait à peine un souffle dair, et la foule nétait pas trop fâchée de se trouver de temps à autre aspergée dune ondée amicale de quelques minutes, qui sépanchait des vastes masses de nuages blancs abondamment éparpillés à travers la voûte bleue du firmament.
Toutefois, vers midi, il se manifesta dans lassemblée une légère mais remarquable agitation, suivie du brouhaha de dix mille langues ; une minute après, dix mille visages se tournèrent vers le ciel, dix mille pipes descendirent simultanément du coin de dix mille bouches, et un cri, qui ne peut être comparé quau rugissement du Niagara, retentit longuement, hautement, furieusement, à travers toute la cité et tous les environs de Rotterdam.
Lorigine de ce vacarme devint bientôt suffisamment manifeste. On vit déboucher et entrer dans une des lacunes de létendue azurée, du fond dune de ces vastes masses de nuages, aux contours vigoureusement définis, un être étrange, hétérogène, dune apparence solide, si singulièrement configuré, si fantastiquement organisé que la foule de ces gros bourgeois qui le regardaient den bas, bouche béante, ne pouvait absolument y rien comprendre ni se lasser de ladmirer.
Quest-ce que cela pouvait être ? Au nom de tous les diables de Rotterdam, quest-ce que cela pouvait présager ? Personne ne le savait, personne ne pouvait le deviner ; personne, pas même le bourgmestre Mynheer Superbus Von Underduk, ne possédait la plus légère donnée pour éclaircir ce mystère ; en sorte que, nayant rien de mieux à faire, tous les Rotterdamois, à un homme près, remirent sérieusement leurs pipes dans le coin de leurs bouches, et gardant toujours un œil braqué sur le phénomène, se mirent à pousser leur fumée, firent une pause, se dandinèrent de droite à gauche, et grognèrent significativement, puis se dandinèrent de gauche à droite, grognèrent, firent une pause, et finalement, se remirent à pousser leur fumée.
Cependant, on voyait descendre, toujours plus bas vers la béate ville de Rotterdam, lobjet dune si grande curiosité et la cause dune si grosse fumée. En quelques minutes, la chose arriva assez près pour quon pût la distinguer exactement. Cela semblait être, oui ! cétait indubitablement une espèce de ballon, mais jusqualors, à coup sûr, Rotterdam navait pas vu de pareil ballon. Car qui je vous le demande a jamais entendu parler dun ballon entièrement fabriqué avec des journaux crasseux ? Personne en Hollande, certainement ; et cependant, là, sous le nez même du peuple ou plutôt à quelque distance au-dessus de son nez, apparaissait la chose en question, la chose elle-même, faite jai de bonnes autorités pour laffirmer avec cette même matière à laquelle personne navait jamais pensé pour un pareil dessein. Cétait une énorme insulte au bon sens des bourgeois de Rotterdam.
Quant à la forme du phénomène, elle était encore plus répréhensible, ce nétait guère quun gigantesque bonnet de fou tourné sens dessus dessous. Et cette similitude fut loin dêtre amoindrie, quand, en linspectant de plus près, la foule vit un énorme gland pendu à la pointe, et autour du bord supérieur ou de la base du cône un rang de petits instruments qui ressemblaient à des clochettes de brebis et tintinnabulaient incessamment sur lair de Betty Martin.
Mais voilà qui était encore plus violent : suspendu par des rubans bleus au bout de la fantastique machine, se balançait, en manière de nacelle, un immense chapeau de castor gris américain, à bords superlativement larges, à calotte hémisphérique, avec un ruban noir et une boucle dargent. Chose assez remarquable toutefois, maint citoyen de Rotterdam aurait juré quil connaissait déjà ce chapeau, et, en vérité, toute lassemblée le regardait presque avec des yeux familiers ; pendant que dame Grettel Pfaall poussait en le voyant une exclamation de joie et de surprise, et déclarait que cétait positivement le chapeau de son cher homme lui-même. Or, cétait une circonstance dautant plus importante à noter que Pfaall, avec ses trois compagnons, avait disparu de Rotterdam, depuis cinq ans environ, dune manière soudaine et inexplicable, et, jusquau moment où commence ce récit, tous les efforts pour obtenir des renseignements sur eux avaient échoué. Il est vrai quon avait découvert récemment, dans une partie retirée de la ville, à lest, quelques ossements humains, mêlés à un amas de décombres dun aspect bizarre ; et quelques profanes avaient été jusquà supposer quun hideux meurtre avait dû être commis en cet endroit, et que Hans Pfaall et ses camarades en avaient été très-probablement les victimes. Mais revenons à notre récit.
Le ballon (car cen était un, décidément) était maintenant descendu à cent pieds du sol, et montrait distinctement à la foule le personnage qui lhabitait. Un singulier individu, en vérité. Il ne pouvait guère avoir plus de deux pieds de haut. Mais sa taille, toute petite quelle était, ne laurait pas empêché de perdre léquilibre, et de passer par-dessus le bord de sa toute petite nacelle, sans lintervention dun rebord circulaire qui lui montait jusquà la poitrine, et se rattachait aux cordes du ballon. Le corps du petit homme était volumineux au delà de toute proportion, et donnait à lensemble de son individu une apparence de rotondité singulièrement absurde. De ses pieds, naturellement, on nen pouvait rien voir. Ses mains étaient monstrueusement grosses, ses cheveux, gris et rassemblés par derrière en une queue ; son nez, prodigieusement long, crochu et empourpré ; ses yeux bien fendus, brillants et perçants, son menton et ses joues, quoique ridées par la vieillesse, larges, boursouflés, doubles ; mais, sur les deux côtés de sa tête, il était impossible dapercevoir le semblant dune oreille.
Ce drôle de petit monsieur était habillé dun paletot-sac de satin bleu de ciel et de culottes collantes assorties, serrées aux genoux par une boucle dargent. Son gilet était dune étoffe jaune et brillante ; un bonnet de taffetas blanc était gentiment posé sur le côté de sa tête ; et, pour compléter cet accoutrement, un foulard écarlate entourait son cou, et, contourné en un nœud superlatif, laissait traîner sur sa poitrine ses bouts prétentieusement longs.
Étant descendu, comme je lai dit, à cent pieds environ du sol, le vieux petit monsieur fut soudainement saisi dune agitation nerveuse, et parut peu soucieux de sapprocher davantage de la terre ferme. Il jeta donc une quantité de sable dun sac de toile quil souleva à grand-peine, et resta stationnaire pendant un instant. Il sappliqua alors à extraire de la poche de son paletot, dune manière agitée et précipitée, un grand portefeuille de maroquin. Il le pesa soupçonneusement dans sa main, lexamina avec un air dextrême surprise, comme évidemment étonné de son poids. Enfin, il louvrit, en tira une énorme lettre scellée de cire rouge et soigneusement entortillée de fil de même couleur, et la laissa tomber juste aux pieds du bourgmestre Superbus Von Underduk.
Son Excellence se baissa pour la ramasser. Mais laéronaute, toujours fort inquiet, et nayant apparemment pas dautres affaires qui le retinssent à Rotterdam, commençait déjà à faire précipitamment ses préparatifs de départ ; et, comme il fallait décharger une portion de son lest pour pouvoir sélever de nouveau, une demi-douzaine de sacs quil jeta lun après lautre, sans se donner la peine de les vider, tombèrent coup sur coup sur le dos de linfortuné bourgmestre, et le culbutèrent juste une demi-douzaine de fois à la face de tout Rotterdam.
Il ne faut pas supposer toutefois que le grand Underduk ait laissé passer impunément cette impertinence de la part du vieux petit bonhomme. On dit, au contraire, quà chacune de ses six culbutes il ne poussa pas moins de six bouffées, distinctes et furieuses, de sa chère pipe quil retenait pendant tout ce temps et de toutes ses forces, et quil se propose de tenir ainsi si Dieu le permet jusquau jour de sa mort.
Cependant, le ballon sélevait comme une alouette, et, planant au-dessus de la cité, finit par disparaître tranquillement derrière un nuage semblable à celui doù il avait si singulièrement émergé, et fut ainsi perdu pour les yeux éblouis des bons citoyens de Rotterdam.
Toute lattention se porta alors sur la lettre, dont la transmission avec les accidents qui la suivirent avait failli être si fatale à la personne et à la dignité de Son Excellence Von Underduk. Toutefois, ce fonctionnaire navait pas oublié durant ses mouvements giratoires de mettre en sûreté lobjet important, la lettre, qui, daprès la suscription, était tombée dans des mains légitimes, puisquelle était adressée à lui dabord, et au professeur Rudabub, en leurs qualités respectives de président et de vice-président du Collège astronomique de Rotterdam. Elle fut donc ouverte sur-le-champ par ces dignitaires, et ils y trouvèrent la communication suivante, très-extraordinaire, et, ma foi, très-sérieuse :
À Leurs Excellences Von Underduk et Rudabub, président et vice-président du Collège national astronomique de la ville de Rotterdam.
Vos Excellences se souviendront peut-être dun humble artisan, du nom de Hans Pfaall, raccommodeur de soufflets de son métier, qui disparut de Rotterdam, il y a environ cinq ans, avec trois individus et dune manière qui a dû être regardée comme inexplicable. Cest moi, Hans Pfaall lui-même nen déplaise à Vos Excellences qui suis lauteur de cette communication. Il est de notoriété parmi la plupart de mes concitoyens que jai occupé, quatre ans durant, la petite maison de briques placée à lentrée de la ruelle dite Sauerkraut, et que jy demeurais encore au moment de ma disparition. Mes aïeux y ont toujours résidé, de temps immémorial, et ils y ont invariablement exercé comme moi-même la très-respectable et très-lucrative profession de raccommodeurs de soufflets ; car, pour dire la vérité, jusquà ces dernières années, où toutes les têtes de la population ont été mises en feu par la politique, jamais plus fructueuse industrie navait été exercée par un honnête citoyen de Rotterdam, et personne nen était plus digne que moi. Le crédit était bon, la pratique donnait ferme, on ne manquait ni dargent ni de bonne volonté. Mais, comme je lai dit, nous ressentîmes bientôt les effets de la liberté, des grands discours, du radicalisme et de toutes les drogues de cette espèce. Les gens qui jusque-là avaient été les meilleures pratiques du monde navaient plus un moment pour penser à nous. Ils en avaient à peine assez pour apprendre lhistoire des révolutions et pour surveiller dans sa marche lintelligence et lidée du siècle. Sils avaient besoin de souffler leur feu, ils se faisaient un soufflet avec un journal. À mesure que le gouvernement devenait plus faible, jacquérais la conviction que le cuir et le fer devenaient de plus en plus indestructibles ; et bientôt il ny eut pas dans tout Rotterdam un seul soufflet qui eût besoin dêtre repiqué, ou qui réclamât lassistance du marteau. Cétait un état de choses impossible. Je fus bientôt aussi gueux quun rat, et, comme javais une femme et des enfants à nourrir, mes charges devinrent à la longue intolérables, et je passai toutes mes heures à réfléchir sur le mode le plus convenable pour me débarrasser de la vie.
Cependant, mes chiens de créanciers me laissaient peu de loisir pour la méditation. Ma maison était littéralement assiégée du matin au soir. Il y avait particulièrement trois gaillards qui me tourmentaient au delà du possible, montant continuellement la garde devant ma porte, et me menaçant toujours de la loi. Je me promis de tirer de ces trois êtres une vengeance amère, si jamais jétais assez heureux pour les tenir dans mes griffes ; et je crois que cette espérance ravissante fut la seule chose qui mempêcha de mettre immédiatement à exécution mon plan de suicide, qui était de me faire sauter la cervelle dun coup despingole. Toutefois, je jugeai quil valait mieux dissimuler ma rage, et les bourrer de promesses et de belles paroles, jusquà ce que, par un caprice heureux de la destinée, loccasion de la vengeance vînt soffrir à moi.
Un jour que jétais parvenu à leur échapper, et que je me sentais encore plus abattu que dhabitude, je continuai à errer pendant longtemps encore et sans but à travers les rues les plus obscures, jusquà ce quenfin je butai contre le coin dune échoppe de bouquiniste. Trouvant sous ma main un fauteuil à lusage des pratiques, je my jetai de mauvaise humeur, et, sans savoir pourquoi, jouvris le premier volume qui me tomba sous la main. Il se trouva que cétait une petite brochure traitant de lastronomie spéculative, et écrite, soit par le professeur Encke, de Berlin, soit par un Français dont le nom ressemblait beaucoup au sien. Javais une légère teinture de cette science, et je fus bientôt tellement absorbé par la lecture de ce livre que je le lus deux fois dun bout à lautre avant de revenir au sentiment de ce qui se passait autour de moi.
Cependant, il commençait à faire nuit, et je repris le chemin de mon logis. Mais la lecture de ce petit traité (coïncidant avec une découverte pneumatique qui mavait été récemment communiquée par un cousin de Nantes, comme un secret dune haute importance) avait fait sur mon esprit une impression indélébile ; et, tout en flânant à travers les rues crépusculeuses, je repassais minutieusement dans ma mémoire les raisonnements étranges, et quelquefois inintelligibles, de lécrivain. Il y avait quelques passages qui avaient affecté mon imagination dune manière extraordinaire.
Plus jy rêvais, plus intense devenait lintérêt quils avaient excité en moi. Mon éducation, généralement fort limitée, mon ignorance spéciale des sujets relatifs à la philosophie naturelle, loin de môter toute confiance dans mon aptitude à comprendre ce que javais lu, ou de minduire à mettre en suspicion les notions confuses et vagues qui avaient surgi naturellement de ma lecture, devenaient simplement un aiguillon plus puissant pour mon imagination ; et jétais assez vain, ou peut-être assez raisonnable, pour me demander si ces idées indigestes qui surgissent dans les esprits mal réglés ne contiennent pas souvent en elles comme elles en ont la parfaite apparence toute la force, toute la réalité, et toutes les autres propriétés inhérentes à linstinct et à lintuition.
Il était tard quand jarrivai à la maison, et je me mis immédiatement au lit. Mais mon esprit était trop préoccupé pour que je pusse dormir, et je passai la nuit entière en méditations. Je me levai de grand matin, et je courus vivement à léchoppe du bouquiniste, où jemployai tout le peu dargent qui me restait à lacquisition de quelques volumes de mécanique et dastronomie pratiques. Je les transportai chez moi comme un trésor, et je consacrai à les lire tous mes instants de loisir. Je fis ainsi assez de progrès dans mes nouvelles études pour mettre à exécution certain projet qui mavait été inspiré par le diable ou par mon bon génie.
Pendant tout ce temps, je fis tous mes efforts pour me concilier les trois créanciers qui mavaient causé tant de tourments. Finalement, jy réussis, tant en vendant une assez grande partie de mon mobilier pour satisfaire à moitié leurs réclamations quen leur faisant la promesse de solder la différence après la réalisation dun petit projet qui me trottait dans la tête, et pour laccomplissement duquel je réclamais leurs services. Grâce à ces moyens (car cétaient des gens fort ignorants), je neus pas grand-peine à les faire entrer dans mes vues.
Les choses ainsi arrangées, je mappliquai, avec laide de ma femme, avec les plus grandes précautions et dans le plus parfait secret, à disposer du bien qui me restait, et à réaliser par de petits emprunts, et sous différents prétextes, une assez bonne quantité dargent comptant, sans minquiéter le moins du monde, je lavoue à ma honte, des moyens de remboursement.
Grâce à cet accroissement de ressources, je me procurai, en diverses fois, plusieurs pièces de très-belle batiste, de douze yards chacune, de la ficelle, une provision de vernis de caoutchouc, un vaste et profond panier dosier, fait sur commande, et quelques autres articles nécessaires à la construction et à léquipement dun ballon dune dimension extraordinaire. Je chargeai ma femme de le confectionner le plus rapidement possible, et je lui donnai toutes les instructions nécessaires pour la manière de procéder.
En même temps, je fabriquais avec de la ficelle un filet dune dimension suffisante, jy adaptais un cerceau et des cordes, et je faisais lemplette des nombreux instruments et des matières nécessaires pour faire des expériences dans les plus hautes régions de latmosphère. Une nuit, je transportai prudemment dans un endroit retiré de Rotterdam, à lest, cinq barriques cerclées de fer, qui pouvaient contenir chacune environ cinquante gallons, et une sixième dune dimension plus vaste ; six tubes en fer-blanc, de trois pouces de diamètre et de quatre pieds de long, façonnés ad hoc ; une bonne quantité dune certaine substance métallique ou demi-métal, que je ne nommerai pas, et une douzaine de dames-jeannes remplies dun acide très-commun. Le gaz qui devait résulter de cette combinaison est un gaz qui na jamais été, jusquà présent, fabriqué que par moi, ou du moins qui na jamais été appliqué à un pareil objet. Tout ce que je puis dire, cest quil est une des parties constituantes de lazote, qui a été si longtemps regardé comme irréductible, et que sa densité est moindre que celle de lhydrogène denviron trente-sept fois et quatre dixièmes. Il est sans saveur, mais non sans odeur ; il brûle, quand il est pur, avec une flamme verdâtre ; il attaque instantanément la vie animale. Je ne ferais aucune difficulté den livrer tout le secret, mais il appartient de droit, comme je lai déjà fait entendre, à un citoyen de Nantes, en France, par qui il ma été communiqué sous condition.
Le même individu ma confié, sans être le moins du monde au fait de mes intentions, un procédé pour fabriquer les ballons avec un certain tissu animal, qui rend la fuite du gaz chose presque impossible ; mais je trouvai ce moyen beaucoup trop dispendieux, et, dailleurs, il se pouvait que la batiste, revêtue dune couche de caoutchouc, fût tout aussi bonne. Je ne mentionne cette circonstance que parce que je crois probable que lindividu en question tentera, un de ces jours, une ascension avec le nouveau gaz et la matière dont jai parlé, et que je ne veux pas le priver de lhonneur dune invention très-originale.
À chacune des places qui devaient être occupées par lun des petits tonneaux, je creusai secrètement un petit trou ; les trous formant de cette façon un cercle de vingt-cinq pieds de diamètre. Au centre du cercle, qui était la place désignée pour la plus grande barrique, je creusai un trou plus profond. Dans chacun des cinq petits trous, je disposai une boîte de fer-blanc, contenant cinquante livres de poudre à canon, et dans le plus grand un baril qui en tenait cent cinquante. Je reliai convenablement le baril et les cinq boîtes par des traînées couvertes, et, ayant fourré dans lune des boîtes le bout dune mèche longue de quatre pieds environ, je comblai le trou et plaçai la barrique par-dessus, laissant dépasser lautre bout de la mèche dun pouce à peu près au delà de la barrique, et dune manière presque invisible. Je comblai successivement les autres trous, et disposai chaque barrique à la place qui lui était destinée.
Outre les articles que jai énumérés, je transportai à mon dépôt général et jy cachai un des appareils perfectionnés de Grimm pour la condensation de lair atmosphérique. Toutefois, je découvris que cette machine avait besoin de singulières modifications pour devenir propre à lemploi auquel je la destinais. Mais, grâce à un travail entêté et à une incessante persévérance, jarrivai à des résultats excellents dans tous mes préparatifs. Mon ballon fut bientôt parachevé. Il pouvait contenir plus de quarante mille pieds cubes de gaz ; il pouvait facilement menlever, selon mes calculs, moi et tout mon attirail, et même, en le gouvernant convenablement, cent soixante-quinze livres de lest par-dessus le marché. Il avait reçu trois couches de vernis, et je vis que la batiste remplissait parfaitement loffice de la soie ; elle était également solide et coûtait beaucoup moins cher.
Tout étant prêt, jexigeai de ma femme quelle me jurât le secret sur toutes mes actions depuis le jour de ma première visite à léchoppe du bouquiniste, et je lui promis de mon côté de revenir aussitôt que les circonstances me le permettraient. Je lui donnai le peu dargent qui me restait et je lui fis mes adieux. En réalité, je navais pas dinquiétude sur son compte. Elle était ce que les gens appellent une maîtresse femme, et pouvait très-bien faire ses affaires sans mon assistance. Je crois même, pour tout dire, quelle mavait toujours regardé comme un triste fainéant, un simple complément de poids, un remplissage, une espèce dhomme bon pour bâtir des châteaux en lair, et rien de plus, et quelle nétait pas fâchée dêtre débarrassée de moi. Il faisait nuit sombre quand je lui fis mes adieux, et, prenant avec moi, en manière daides de camp, les trois créanciers qui mavaient causé tant de souci, nous portâmes le ballon avec sa nacelle et tous ses accessoires par une route détournée, à lendroit où javais déposé les autres articles. Nous les y trouvâmes parfaitement intacts, et je me mis immédiatement à la besogne.
Nous étions au 1er avril. La nuit, comme je lai dit, était sombre ; on ne pouvait pas apercevoir une étoile ; et une bruine épaisse, qui tombait par intervalles, nous incommodait fort. Mais ma grande inquiétude, cétait le ballon, qui, en dépit du vernis qui le protégeait, commençait à salourdir par lhumidité ; la poudre aussi pouvait savarier. Je fis donc travailler rudement mes trois gredins, je leur fis piler de la glace autour de la barrique centrale et agiter lacide dans les autres. Cependant, ils ne cessaient de mimportuner de questions pour savoir ce que je voulais faire avec tout cet attirail, et exprimaient un vif mécontentement de la terrible besogne à laquelle je les condamnais. Ils ne comprenaient pas disaient-ils ce quil pouvait résulter de bon à leur faire ainsi se mouiller la peau uniquement pour les rendre complices dune aussi abominable incantation. Je commençais à être un peu inquiet, et javançais louvrage de toute ma force ; car, en vérité, ces idiots sétaient figuré, jimagine, que javais fait un pacte avec le diable, et que dans tout ce que je faisais maintenant il ny avait rien de bien rassurant. Javais donc une très-grande crainte de les voir me planter là. Toutefois, je mefforçai de les apaiser en leur promettant de les payer jusquau dernier sou, aussitôt que jaurais mené à bonne fin la besogne en préparation. Naturellement ils interprétèrent ces beaux discours comme ils voulurent, simaginant sans doute que de toute manière jallais me rendre maître dune immense quantité dargent comptant ; et, pourvu que je leur payasse ma dette, et un petit brin en plus, en considération de leurs services, jose affirmer quils sinquiétaient fort peu de ce qui pouvait advenir de mon âme ou de ma carcasse.
Au bout de quatre heures et demie environ, le ballon me parut suffisamment gonflé. Jy suspendis donc la nacelle, et jy plaçai tous mes bagages, un télescope, un baromètre avec quelques modifications importantes, un thermomètre, un électromètre, un compas, une boussole, une montre à secondes, une cloche, un porte-voix, etc., etc., ainsi quun globe de verre où javais fait le vide, et hermétiquement bouché, sans oublier lappareil condensateur, de la chaux vive, un bâton de cire à cacheter, une abondante provision deau, et des vivres en quantité, tels que le pemmican, qui contient une énorme matière nutritive comparativement à son petit volume. Jinstallai aussi dans ma nacelle un couple de pigeons et une chatte.
Nous étions presque au point du jour, et je pensai quil était grandement temps deffectuer mon départ. Je laissai donc tomber par terre, comme par accident, un cierge allumé et, en me baissant pour le ramasser, jeus soin de mettre sournoisement le feu à la mèche, dont le bout, comme je lai dit, dépassait un peu le bord inférieur dun des petits tonneaux.
Jexécutai cette manœuvre sans être vu le moins du monde par mes trois bourreaux ; je sautai dans la nacelle, je coupai immédiatement lunique corde qui me retenait à la terre, et je maperçus avec bonheur que jétais enlevé avec une inconcevable rapidité ; le ballon emportait très-facilement ses cent soixante-quinze livres de lest de plomb ; il aurait pu en porter le double. Quand je quittai la terre, le baromètre marquait trente pouces, et le thermomètre centigrade 19 degrés.
Cependant, jétais à peine monté à une hauteur de cinquante yards, quand arriva derrière moi, avec un rugissement et un grondement épouvantables, une si épaisse trombe de feu et de gravier, de bois et de métal enflammés, mêlés à des membres humains déchirés, que je sentis mon cœur défaillir, et que je me jetai tout au fond de ma nacelle tremblant de terreur.
Alors, je compris que javais horriblement chargé la mine, et que javais encore à subir les principales conséquences de la secousse. En effet, en moins dune seconde, je sentis tout mon sang refluer vers mes tempes, et immédiatement, inopinément, une commotion que je noublierai jamais éclata à travers les ténèbres et sembla déchirer en deux le firmament lui-même. Plus tard, quand jeus le temps de la réflexion, je ne manquai pas dattribuer lextrême violence de lexplosion relativement à moi, à sa véritable cause, cest-à-dire à ma position, directement au-dessus de la mine et dans la ligne de son action la plus puissante. Mais, en ce moment, je ne songeais quà sauver ma vie. Dabord, le ballon saffaissa, puis il se dilata furieusement, puis il se mit à pirouetter avec une vélocité vertigineuse, et finalement, vacillant et roulant comme un homme ivre, il me jeta par-dessus le bord de la nacelle, et me laissa accroché à une épouvantable hauteur, la tête en bas par un bout de corde fort mince, haut de trois pieds de long environ, qui pendait par hasard à travers une crevasse, près du fond du panier dosier, et dans lequel, au milieu de ma chute, mon pied gauche sengagea providentiellement. Il est impossible, absolument impossible, de se faire une idée juste de lhorreur de ma situation. Jouvrais convulsivement la bouche pour respirer, un frisson ressemblant à un accès de fièvre secouait tous les nerfs et tous les muscles de mon être, je sentais mes yeux jaillir de leurs orbites, une horrible nausée menvahit, enfin je mévanouis et perdis toute conscience.
Combien de temps restai-je dans cet état, il mest impossible de le dire. Il sécoula toutefois un assez long temps, car, lorsque je recouvrai en partie lusage de mes sens, je vis le jour qui se levait ; le ballon se trouvait à une prodigieuse hauteur au-dessus de limmensité de lOcéan, et dans les limites de ce vaste horizon, aussi loin que pouvait sétendre ma vue, je napercevais pas trace de terre. Cependant, mes sensations, quand je revins à moi, nétaient pas aussi étrangement douloureuses que jaurais dû my attendre. En réalité, il y avait beaucoup de folie dans la contemplation placide avec laquelle jexaminai dabord ma situation. Je portai mes deux mains devant mes yeux, lune après lautre, et me demandai avec étonnement quel accident pouvait avoir gonflé mes veines et noirci si horriblement mes ongles. Puis jexaminai soigneusement ma tête, je la secouai à plusieurs reprises, et la tâtai avec une attention minutieuse, jusquà ce que je me fusse heureusement assuré quelle nétait pas, ainsi que jen avais eu lhorrible idée, plus grosse que mon ballon. Puis, avec lhabitude dun homme qui sait où sont ses poches, je tâtai les deux poches de ma culotte, et, mapercevant que javais perdu mon calepin et mon étui à cure-dent, je mefforçai de me rendre compte de leur disparition, et, ne pouvant y réussir, jen ressentis un inexprimable chagrin. Il me sembla alors que jéprouvais une vive douleur à la cheville de mon pied gauche, et une obscure conscience de ma situation commença à poindre dans mon esprit.
Mais chose étrange ! je néprouvai ni étonnement ni horreur. Si je ressentis une émotion quelconque, ce fut une espèce de satisfaction ou dépanouissement en pensant à ladresse quil me faudrait déployer pour me tirer de cette singulière alternative ; et je ne fis pas de mon salut définitif lobjet dun doute dune seconde. Pendant quelques minutes, je restai plongé dans la plus profonde méditation. Je me rappelle distinctement que jai souvent serré les lèvres, que jai appliqué mon index sur le côté de mon nez, et jai pratiqué les gesticulations et grimaces habituelles aux gens qui, installés tout à leur aise dans leur fauteuil, méditent sur des matières embrouillées ou importantes.
Quand je crus avoir suffisamment rassemblé mes idées, je portai avec la plus grande précaution, la plus parfaite délibération, mes mains derrière mon dos, et je détachai la grosse boucle de fer qui terminait la ceinture de mon pantalon. Cette boucle avait trois dents qui, étant un peu rouillées, tournaient difficilement sur leur axe. Cependant, avec beaucoup de patience, je les amenai à angle droit avec le corps de la boucle et maperçus avec joie quelles restaient fermes dans cette position. Tenant entre mes dents cette espèce dinstrument, je mappliquai à dénouer le nœud de ma cravate. Je fus obligé de me reposer plus dune fois avant davoir accompli cette manœuvre ; mais, à la longue, jy réussis. À lun des bouts de la cravate, jassujettis la boucle, et, pour plus de sécurité, je nouai étroitement lautre bout autour de mon poing. Soulevant alors mon corps par un déploiement prodigieux de force musculaire, je réussis du premier coup à jeter la boucle par-dessus la nacelle et à laccrocher, comme je lavais espéré, dans le rebord circulaire de losier.
Mon corps faisait alors avec la paroi de la nacelle un angle de quarante-cinq degrés environ ; mais il ne faut pas entendre que je fusse à quarante-cinq degrés au-dessous de la perpendiculaire ; bien loin de là, jétais toujours placé dans un plan presque parallèle au niveau de lhorizon ; car la nouvelle position que javais conquise avait eu pour effet de chasser dautant le fond de la nacelle, et conséquemment ma position était des plus périlleuses.
Mais quon suppose que, dans le principe, lorsque je tombai de la nacelle, je fusse tombé la face tournée vers le ballon au lieu de lavoir tournée du côté opposé, comme elle était maintenant, ou, en second lieu, que la corde par laquelle jétais accroché eût pendu par hasard du rebord supérieur, au lieu de passer par une crevasse du fond, on concevra facilement que, dans ces deux hypothèses, il meût été impossible daccomplir un pareil miracle, et les présentes révélations eussent été entièrement perdues pour la postérité. Javais donc toutes les raisons de bénir le hasard ; mais, en somme, jétais tellement stupéfié que je me sentais incapable de rien faire, et que je restai suspendu, pendant un quart dheure peut-être, dans cette extraordinaire situation, sans tenter de nouveau le plus léger effort, perdu dans un singulier calme et dans une béatitude idiote. Mais cette disposition de mon être sévanouit bien vite et fit place à un sentiment dhorreur, deffroi, dabsolue désespérance et de destruction. En réalité, le sang si longtemps accumulé dans les vaisseaux de la tête et de la gorge, et qui avait jusque-là créé en moi un délire salutaire dont laction suppléait à lénergie, commençait maintenant à refluer et à reprendre son niveau ; et la clairvoyance qui me revenait, augmentant la perception du danger, ne servait quà me priver du sang-froid et du courage nécessaires pour laffronter. Mais, par bonheur pour moi, cette faiblesse ne fut pas de longue durée. Lénergie du désespoir me revint à propos, et, avec des cris et des efforts frénétiques, je mélançai convulsivement et à plusieurs reprises par une secousse générale, jusquà ce quenfin, maccrochant au bord si désiré avec des griffes plus serrées quun étau, je tortillai mon corps par-dessus et tombai la tête la première et tout pantelant dans le fond de la nacelle.
Ce ne fut quaprès un certain laps de temps que je fus assez maître de moi pour moccuper de mon ballon. Mais alors je lexaminai avec attention et découvris, à ma grande joie, quil navait subi aucune avarie. Tous mes instruments étaient sains et saufs, et, très-heureusement, je navais perdu ni lest ni provisions. À la vérité, je les avais si bien assujettis à leur place quun pareil accident était chose tout à fait improbable. Je regardai à ma montre, elle marquait six heures. Je continuais à monter rapidement, et le baromètre me donnait alors une hauteur de trois milles trois quarts. Juste au-dessous de moi apparaissait dans lOcéan un petit objet noir, dune forme légèrement allongée, à peu près de la dimension dun domino, et ressemblant fortement, à tous égards, à lun de ces petits joujoux. Je dirigeai mon télescope sur lui, et je vis distinctement que cétait un vaisseau anglais de quatre-vingt-quatorze canons tanguant lourdement dans la mer, au plus près du vent, et le cap à louest-sud-ouest. À lexception de ce navire, je ne vis rien que lOcéan et le ciel, et le soleil qui était levé depuis longtemps.
Il est grandement temps que jexplique à Vos Excellences lobjet de mon voyage. Vos Excellences se souviennent que ma situation déplorable à Rotterdam mavait à la longue poussé à la résolution du suicide. Ce nétait pas cependant que jeusse un dégoût positif de la vie elle-même, mais jétais harassé, à nen pouvoir plus, par les misères accidentelles de ma position. Dans cette disposition desprit, désirant vivre encore, et cependant fatigué de la vie, le traité que je lus à léchoppe du bouquiniste, appuyé par lopportune découverte de mon cousin de Nantes, ouvrit une ressource à mon imagination. Je pris enfin un parti décisif. Je résolus de partir, mais de vivre, de quitter le monde, mais de continuer mon existence ; bref, et pour couper court aux énigmes, je résolus, sans minquiéter du reste, de me frayer, si je pouvais, un passage jusquà la lune.
Maintenant, pour quon ne me croie pas plus fou que je ne le suis, je vais exposer en détail, et le mieux que je pourrai, les considérations qui minduisirent à croire quune entreprise de cette nature, quoique difficile sans doute et pleine de dangers, nétait pas absolument, pour un esprit audacieux, située au delà des limites du possible.
La première chose à considérer était la distance positive de la lune à la terre. Or, la distance moyenne ou approximative entre les centres de ces deux planètes est de cinquante-neuf fois, plus une fraction, le rayon équatorial de la terre, ou environ 237 000 milles. Je dis la distance moyenne ou approximative, mais il est facile de concevoir que, la forme de lorbite lunaire étant une ellipse dune excentricité qui nest pas de moins de 0,05484 de son demi-grand axe, et le centre de la terre occupant le foyer de cette ellipse, si je pouvais réussir dune manière quelconque à rencontrer la lune à son périgée, la distance ci-dessus évaluée se trouverait sensiblement diminuée. Mais, pour laisser de côté cette hypothèse, il était positif quen tout cas javais à déduire des 237 000 milles le rayon de la terre, cest-à-dire 4 000, et le rayon de la lune, cest-à-dire 1 080, en tout 5 080, et quil ne me resterait ainsi à franchir quune distance approximative de 231 920 milles. Cet espace, pensais-je, nétait pas vraiment extraordinaire. On a fait nombre de fois sur cette terre des voyages dune vitesse de 60 milles par heure, et, en réalité, il y a tout lieu de croire quon arrivera à une plus grande vélocité ; mais, même en me contentant de la vitesse dont je parlais, il ne me faudrait pas plus de cent soixante et un jours pour atteindre la surface de la lune.
Il y avait toutefois de nombreuses circonstances qui minduisaient à croire que la vitesse approximative de mon voyage dépasserait de beaucoup celle de soixante milles à lheure ; et, comme ces considérations produisirent sur moi une impression profonde, je les expliquerai plus amplement par la suite.
Le second point à examiner était dune bien autre importance. Daprès les indications fournies par le baromètre, nous savons que, lorsquon sélève, au-dessus de la surface de la terre, à une hauteur de 1 000 pieds, on laisse au-dessous de soi environ un trentième de la masse atmosphérique ; quà 10 000 pieds, nous arrivons à peu près à un tiers ; et quà 18 000 pieds, ce qui est presque la hauteur du Cotopaxi, nous avons dépassé la moitié de la masse fluide, ou, en tout cas, la moitié de la partie pondérable de lair qui enveloppe notre globe. On a aussi calculé quà une hauteur qui nexcède pas la centième partie du diamètre terrestre, cest-à-dire 80 milles, la raréfaction devait être telle que la vie animale ne pouvait en aucune façon sy maintenir ; et, de plus, que les moyens les plus subtils que nous ayons de constater la présence de latmosphère devenaient alors totalement insuffisants. Mais je ne manquai pas dobserver que ces derniers calculs étaient uniquement basés sur notre connaissance expérimentale des propriétés de lair et des lois mécaniques qui régissent sa dilatation et sa compression dans ce quon peut appeler, comparativement parlant, la proximité immédiate de la terre. Et, en même temps, on regarde comme chose positive quà une distance quelconque donnée, mais inaccessible, de sa surface, la vie animale est et doit être essentiellement incapable de modification. Maintenant, tout raisonnement de ce genre, et daprès de pareilles données, doit évidemment être purement analogique. La plus grande hauteur où lhomme soit jamais parvenu est de 25 000 pieds ; je parle de lexpédition aéronautique de MM. Gay-Lussac et Biot. Cest une hauteur assez médiocre, même quand on la compare aux 80 milles en question ; et je ne pouvais mempêcher de penser que la question laissait une place au doute et une grande latitude aux conjectures.
Mais, en fait, en supposant une ascension opérée à une hauteur donnée quelconque, la quantité dair pondérable traversée dans toute période ultérieure de lascension nest nullement en proportion avec la hauteur additionnelle acquise, comme on peut le voir daprès ce qui a été énoncé précédemment, mais dans une raison constamment décroissante. Il est donc évident que, nous élevant aussi haut que possible, nous ne pouvons pas, littéralement parlant, arriver à une limite au delà de laquelle latmosphère cesse absolument dexister. Elle doit exister, concluais-je, quoiquelle puisse, il est vrai, exister à un état de raréfaction infinie.
Dun autre côté, je savais que les arguments ne manquent pas pour prouver quil existe une limite réelle et déterminée de latmosphère, au delà de laquelle il ny a absolument plus dair respirable. Mais une circonstance a été omise par ceux qui opinent pour cette limite, qui semblait, non pas une réfutation péremptoire de leur doctrine, mais un point digne dune sérieuse investigation. Comparons les intervalles entre les retours successifs de la comète dEncke à son périhélie, en tenant compte de toutes les perturbations dues à lattraction planétaire, et nous verrons que les périodes diminuent graduellement, cest-à-dire que le grand axe de lellipse de la comète va toujours se raccourcissant dans une proportion lente, mais parfaitement régulière. Or, cest précisément le cas qui doit avoir lieu, si nous supposons que la comète subisse une résistance par le fait dun milieu éthéré excessivement rare qui pénètre les régions de son orbite. Car il est évident quun pareil milieu doit, en retardant la vitesse de la comète, accroître sa force centripète et affaiblir sa force centrifuge. En dautres termes, lattraction du soleil deviendrait de plus en plus puissante, et la comète sen rapprocherait davantage à chaque révolution. Véritablement, il ny a pas dautre moyen de se rendre compte de la variation en question.
Mais voici un autre fait : on observe que le diamètre réel de la partie nébuleuse de cette comète se contracte rapidement à mesure quelle approche du soleil, et se dilate avec la même rapidité quand elle repart vers son aphélie. Navais-je pas quelque raison de supposer avec M. Valz que cette apparente condensation de volume prenait son origine dans la compression de ce milieu éthéré dont je parlais tout à lheure, et dont la densité est en proportion de la proximité du soleil ? Le phénomène qui affecte la forme lenticulaire et quon appelle la lumière zodiacale était aussi un point digne dattention. Cette lumière si visible sous les tropiques, et quil est impossible de prendre pour une lumière météorique quelconque, sélève obliquement de lhorizon et suit généralement la ligne de léquateur du soleil. Elle me semblait évidemment provenir dune atmosphère rare qui sétendrait depuis le soleil jusque par delà lorbite de Vénus au moins, et même, selon moi, indéfiniment plus loin. Je ne pouvais pas supposer que ce milieu fût limité par la ligne du parcours de la comète, ou fût confiné dans le voisinage immédiat du soleil. Il était si simple dimaginer au contraire quil envahissait toutes les régions de notre système planétaire, condensé autour des planètes en ce que nous appelons atmosphère, et peut-être modifié chez quelques-unes par des circonstances purement géologiques, cest-à-dire modifié ou varié dans ses proportions ou dans sa nature essentielle par les matières volatilisées émanant de leurs globes respectifs.
Ayant pris la question sous ce point de vue, je navais plus guère à hésiter. En supposant que dans mon passage je trouvasse une atmosphère essentiellement semblable à celle qui enveloppe la surface de la terre, je réfléchis quau moyen du très-ingénieux appareil de M. Grimm je pourrais facilement la condenser en suffisante quantité pour les besoins de la respiration. Voilà qui écartait le principal obstacle à un voyage à la lune. Javais donc dépensé quelque argent et beaucoup de peine pour adapter lappareil au but que je me proposais, et javais pleine confiance dans son application, pourvu que je pusse accomplir le voyage dans un espace de temps suffisamment court. Ceci me ramène à la question de la vitesse possible.
Tout le monde sait que les ballons, dans la première période de leur ascension, sélèvent avec une vélocité comparativement modérée. Or la force dascension consiste uniquement dans la pesanteur de lair ambiant relativement au gaz du ballon ; et, à première vue, il ne paraît pas du tout probable ni vraisemblable que le ballon, à mesure quil gagne en élévation et arrive successivement dans des couches atmosphériques dune densité décroissante, puisse gagner en vitesse et accélérer sa vélocité primitive. Dun autre côté, je navais pas souvenir que, dans un compte rendu quelconque dune expérience antérieure, lon eût jamais constaté une diminution apparente dans la vitesse absolue de lascension, quoique tel eût pu être le cas, en raison de la fuite du gaz à travers un aérostat mal confectionné et généralement revêtu dun vernis insuffisant, ou pour toute autre cause. Il me semblait donc que leffet de cette déperdition pouvait seulement contrebalancer laccélération acquise par le ballon à mesure quil séloignait du centre de gravitation. Or, je considérai que, pourvu que dans ma traversée je trouvasse le milieu que javais imaginé, et pourvu quil fût de même essence que ce que nous appelons lair atmosphérique, il importait relativement assez peu que je le trouvasse à tel ou tel degré de raréfaction, cest-à-dire relativement à ma force ascensionnelle ; car non seulement le gaz du ballon serait soumis à la même raréfaction (et, dans cette occurrence, je navais quà lâcher une quantité proportionnelle de gaz, suffisante pour prévenir une explosion), mais, par la nature de ses parties intégrantes, il devait, en tout cas, être toujours spécifiquement plus léger quun composé quelconque de pur azote et doxygène. Il y avait donc une chance, et même, en somme, une forte probabilité, pour quà aucune période de mon ascension je narrivasse à un point où les différentes pesanteurs réunies de mon immense ballon, du gaz inconcevablement rare quil renfermait, de sa nacelle et de son contenu pussent égaler la pesanteur de la masse datmosphère ambiante déplacée ; et lon conçoit facilement que cétait là lunique condition qui pût arrêter ma fuite ascensionnelle. Mais encore, si jamais jatteignais ce point imaginaire, il me restait la faculté duser de mon lest et dautres poids montant à peu près à un total de 300 livres.
En même temps, la force centripète devait toujours décroître en raison du carré des distances, et ainsi je devais, avec une vélocité prodigieusement accélérée, arriver à la longue dans ces lointaines régions où la force dattraction de la lune serait substituée à celle de la terre.
Il y avait une autre difficulté qui ne laissait pas de me causer quelque inquiétude. On a observé que dans les ascensions poussées à une hauteur considérable, outre la gêne de la respiration, on éprouvait dans la tête et dans tout le corps un immense malaise, souvent accompagné de saignements de nez et dautres symptômes passablement alarmants, et qui devenait de plus en plus insupportable à mesure quon sélevait. Cétait là une considération passablement effrayante. Nétait-il pas probable que ces symptômes augmenteraient jusquà ce quils se terminassent par la mort elle-même ? Après mûre réflexion, je conclus que non. Il fallait en chercher lorigine dans la disparition progressive de la pression atmosphérique, à laquelle est accoutumée la surface de notre corps, et dans la distension inévitable des vaisseaux sanguins superficiels, et non dans une désorganisation positive du système animal, comme dans le cas de difficulté de respiration, où la densité atmosphérique est chimiquement insuffisante pour la rénovation régulière du sang dans un ventricule du cœur. Excepté dans le cas où cette rénovation ferait défaut, je ne voyais pas de raison pour que la vie ne se maintînt pas, même dans le vide ; car lexpansion et la compression de la poitrine, quon appelle communément respiration, est une action purement musculaire ; elle est la cause et non leffet de la respiration. En un mot, je concevais que, le corps shabituant à labsence de pression atmosphérique, ces sensations douloureuses devaient diminuer graduellement ; et, pour les supporter tant quelles dureraient, javais toute confiance dans la solidité de fer de ma constitution.
Jai donc exposé quelques-unes des considérations non pas toutes certainement qui minduisirent à former le projet dun voyage à la lune. Je vais maintenant, sil plaît à Vos Excellences, vous exposer le résultat dune tentative dont la conception paraît si audacieuse, et qui, dans tous les cas, na pas sa pareille dans les annales de lhumanité.
Ayant atteint la hauteur dont il a été parlé ci-dessus, cest-à-dire trois milles trois quarts, je jetai hors de la nacelle une quantité de plumes, et je vis que je montais toujours avec une rapidité suffisante ; il ny avait donc pas nécessité de jeter du lest. Jen fus très-aise, car je désirais garder avec moi autant de lest que jen pourrais porter, par la raison bien simple que je navais aucune donnée positive sur la puissance dattraction et sur la densité atmosphérique. Je ne souffrais jusquà présent daucun malaise physique, je respirais avec une parfaite liberté et néprouvais aucune douleur dans la tête. La chatte était couchée fort solennellement sur mon habit, que javais ôté, et regardait les pigeons avec un air de nonchaloir. Ces derniers, que javais attachés par la patte, pour les empêcher de senvoler, étaient fort occupés à piquer quelques grains de riz éparpillés pour eux au fond de la nacelle.
À six heures vingt minutes, le baromètre donnait une élévation de 26 400 pieds, ou cinq milles, à une fraction près. La perspective semblait sans bornes. Rien de plus facile dailleurs que de calculer à laide de la trigonométrie sphérique létendue de surface terrestre quembrassait mon regard. La surface convexe dun segment de sphère est à la surface entière de la sphère comme le sinus verse du segment est au diamètre de la sphère. Or, dans mon cas, le sinus verse cest-à-dire lépaisseur du segment situé au-dessous de moi était à peu près égal à mon élévation, ou à lélévation du point de vue au-dessus de la surface. La proportion de cinq milles à huit milles exprimerait donc létendue de la surface que jembrassais, cest-à-dire que japercevais la seize centième partie de la surface totale du globe. La mer apparaissait polie comme un miroir, bien quà laide du télescope je découvrisse quelle était dans un état de violente agitation. Le navire nétait plus visible, il avait sans doute dérivé vers lest. Je commençai dès lors à ressentir par intervalles une forte douleur à la tête, bien que je continuasse à respirer à peu près librement. La chatte et les pigeons semblaient néprouver aucune incommodité.
À sept heures moins vingt, le ballon entra dans la région dun grand et épais nuage qui me causa beaucoup dennui ; mon appareil condensateur en fut endommagé, et je fus trempé jusquaux os. Cest, à coup sûr, une singulière rencontre, car je naurais pas supposé quun nuage de cette nature pût se soutenir à une si grande élévation. Je pensai faire pour le mieux en jetant deux morceaux de lest de cinq livres chaque, ce qui me laissait encore cent soixante-cinq livres de lest. Grâce à cette opération, je traversai bien vite lobstacle, et je maperçus immédiatement que javais gagné prodigieusement en vitesse. Quelques secondes après que jeus quitté le nuage, un éclair éblouissant le traversa dun bout à lautre et lincendia dans toute son étendue, lui donnant laspect dune masse de charbon en ignition. Quon se rappelle que ceci se passait en plein jour. Aucune pensée ne pourrait rendre la sublimité dun pareil phénomène se déployant dans les ténèbres de la nuit. Lenfer lui-même aurait trouvé son image exacte. Tel que je le vis, ce spectacle me fit dresser les cheveux. Cependant, je dardais au loin mon regard dans les abîmes béants ; je laissais mon imagination plonger et se promener sous détranges et immenses voûtes dans des gouffres empourprés, dans les abîmes rouges et sinistres dun feu effrayant et insondable. Je lavais échappé belle. Si le ballon était resté une minute de plus dans le nuage, cest-à-dire si lincommodité dont je souffrais ne mavait pas déterminé à jeter du lest, ma destruction pouvait en être et en eût très-probablement été la conséquence. De pareils dangers, quoiquon y fasse peu dattention, sont les plus grands peut-être quon puisse courir en ballon. Javais pendant ce temps atteint une hauteur assez grande pour navoir aucune inquiétude à ce sujet.
Je mélevais alors très-rapidement, et à sept heures le baromètre donnait une hauteur qui nétait pas moindre de neuf milles et demi. Je commençais à éprouver une grande difficulté de respiration. Ma tête aussi me faisait excessivement souffrir ; et, ayant senti depuis quelque temps de lhumidité sur mes joues, je découvris à la fin que cétait du sang qui suintait continuellement du tympan de mes oreilles. Mes yeux me donnaient aussi beaucoup dinquiétude. En passant ma main dessus, il me sembla quils étaient poussés hors de leurs orbites, et à un degré assez considérable ; et tous les objets contenus dans la nacelle et le ballon lui-même se présentaient à ma vision sous une forme monstrueuse et faussée. Ces symptômes dépassaient ceux auxquels je mattendais, et me causaient quelque alarme. Dans cette conjoncture, très-imprudemment et sans réflexion, je jetai hors de la nacelle trois morceaux de lest de cinq livres chaque. La vitesse dès lors accélérée de mon ascension memporta, trop rapidement et sans gradation suffisante, dans une couche datmosphère singulièrement raréfiée, ce qui faillit amener un résultat fatal pour mon expédition et pour moi-même. Je fus soudainement pris par un spasme qui dura plus de cinq minutes, et, même quand il eut en partie cessé, il se trouva que je ne pouvais plus aspirer quà de longs intervalles et dune manière convulsive, saignant copieusement pendant tout ce temps par le nez, par les oreilles, et même légèrement par les yeux. Les pigeons semblaient en proie à une excessive angoisse et se débattaient pour séchapper, pendant que la chatte miaulait lamentablement, chancelant çà et là à travers la nacelle comme sous linfluence dun poison.
Je découvris alors trop tard limmense imprudence que javais commise en jetant du lest, et mon trouble devint extrême. Je nattendais pas moins que la mort, et la mort dans quelques minutes. La souffrance physique que jéprouvais contribuait aussi à me rendre presque incapable dun effort quelconque pour sauver ma vie. Il me restait à peine la faculté de réfléchir, et la violence de mon mal de tête semblait augmenter de minute en minute. Je maperçus alors que mes sens allaient bientôt mabandonner tout à fait, et javais déjà empoigné une des cordes de la soupape, quand le souvenir du mauvais tour que javais joué aux trois créanciers et la crainte des conséquences qui pouvaient maccueillir à mon retour meffrayèrent et marrêtèrent pour le moment. Je me couchai au fond de la nacelle et mefforçai de rassembler mes facultés. Jy réussis un peu, et je résolus de tenter lexpérience dune saignée.
Mais, comme je navais pas de lancette, je fus obligé de procéder à cette opération tant bien que mal, et finalement jy réussis en mouvrant une veine au bras gauche avec la lame de mon canif. Le sang avait à peine commencé à couler que jéprouvais un soulagement notable, et, lorsque jen eus perdu à peu près la valeur dune demi-cuvette de dimension ordinaire, les plus dangereux symptômes avaient pour la plupart entièrement disparu. Cependant, je ne jugeai pas prudent dessayer de me remettre immédiatement sur mes pieds ; mais, ayant bandé mon bras du mieux que je pus, je restai immobile pendant un quart dheure environ. Au bout de ce temps je me levai et me sentis plus libre, plus dégagé de toute espèce de malaise que je ne lavais été depuis une heure un quart.
Cependant la difficulté de respiration navait que fort peu diminué, et je pensai quil y aurait bientôt nécessité urgente à faire usage du condensateur. En même temps, je jetai les yeux sur ma chatte qui sétait commodément réinstallée sur mon habit, et, à ma grande surprise, je découvris quelle avait jugé à propos, pendant mon indisposition, de mettre au jour une ventrée de cinq petits chats. Certes, je ne mattendais pas le moins du monde à ce supplément de passagers, mais, en somme, laventure me fit plaisir. Elle me fournissait loccasion de vérifier une conjecture qui, plus quaucune autre, mavait décidé à tenter cette ascension.
Javais imaginé que lhabitude de la pression atmosphérique à la surface de la terre était en grande partie la cause des douleurs qui attaquaient la vie animale à une certaine distance au-dessus de cette surface. Si les petits chats éprouvaient du malaise au même degré que leur mère, je devais considérer ma théorie comme fausse, mais je pouvais regarder le cas contraire comme une excellente confirmation de mon idée.
À huit heures, javais atteint une élévation de dix-sept milles. Ainsi il me parut évident que ma vitesse ascensionnelle non seulement augmentait, mais que cette augmentation eût été légèrement sensible, même dans le cas où je naurais pas jeté de lest, comme je lavais fait. Les douleurs de tête et doreilles revenaient par intervalles avec violence, et, de temps à autre, jétais repris par mes saignements de nez ; mais, en somme, je souffrais beaucoup moins que je ne my étais attendu. Cependant, de minute en minute, ma respiration devenait plus difficile, et chaque inhalation était suivie dun mouvement spasmodique de la poitrine des plus fatigants. Je déployai alors lappareil condensateur, de manière à le faire fonctionner immédiatement.
Laspect de la terre, à cette période de mon ascension, était vraiment magnifique. À louest, au nord et au sud, aussi loin que pénétrait mon regard, sétendait une nappe illimitée de mer en apparence immobile, qui, de seconde en seconde, prenait une teinte bleue plus profonde. À une vaste distance vers lest, sallongeaient très-distinctement les îles Britanniques, les côtes occidentales de la France et de lEspagne, ainsi quune petite portion de la partie nord du continent africain. Il était impossible de découvrir une trace des édifices particuliers, et les plus orgueilleuses cités de lhumanité avaient absolument disparu de la surface de la terre.
Ce qui métonna particulièrement dans laspect des choses situées au-dessous de moi, ce fut la concavité apparente de la surface du globe. Je mattendais, assez sottement, à voir sa convexité réelle se manifester plus distinctement à proportion que je mélèverais ; mais quelques secondes de réflexion me suffirent pour expliquer cette contradiction. Une ligne abaissée perpendiculairement sur la terre du point où je me trouvais aurait formé la perpendiculaire dun triangle rectangle dont la base se serait étendue de langle droit à lhorizon, et lhypoténuse de lhorizon au point occupé par mon ballon. Mais lélévation où jétais placé nétait rien ou presque rien comparativement à létendue embrassée par mon regard ; en dautres termes, la base et lhypoténuse du triangle supposé étaient si longues, comparées à la perpendiculaire, quelles pouvaient être considérées comme deux lignes presque parallèles. De cette façon lhorizon de laéronaute lui apparaît toujours au niveau de sa nacelle. Mais, comme le point situé immédiatement au-dessous de lui lui apparaît et est, en effet, à une immense distance, naturellement il lui paraît aussi à une immense distance au-dessous de lhorizon. De là, limpression de concavité ; et cette impression durera jusquà ce que lélévation se trouve relativement à létendue de la perspective dans une proportion telle que le parallélisme apparent de la base et de lhypoténuse disparaisse.
Cependant, comme les pigeons semblaient souffrir horriblement, je résolus de leur donner la liberté. Je déliai dabord lun deux, un superbe pigeon gris saumoné, et le plaçai sur le bord de la nacelle. Il semblait excessivement mal à son aise, regardait anxieusement autour de lui, battait des ailes, faisait entendre un roucoulement très-accentué, mais ne pouvait pas se décider à sélancer hors de la nacelle. À la fin, je le pris et le jetai à six yards environ du ballon. Cependant, bien loin de descendre, comme je my attendais, il fit des efforts véhéments pour rejoindre le ballon, poussant en même temps des cris très-aigus et très-perçants. Enfin, il réussit à rattraper sa première position sur le bord du panier ; mais à peine sy était-il posé quil pencha sa tête sur sa gorge et tomba mort au fond de la nacelle. Lautre neut pas un sort aussi déplorable. Pour lempêcher de suivre lexemple de son camarade et deffectuer un retour vers le ballon, je le précipitai vers la terre de toute ma force, et vis avec plaisir quil continuait à descendre avec une grande vélocité, faisant usage de ses ailes très-facilement et dune manière parfaitement naturelle. En très-peu de temps, il fut hors de vue, et je ne doute pas quil ne soit arrivé à bon port. Quant à la minette, qui semblait en grande partie remise de sa crise, elle se faisait maintenant un joyeux régal de loiseau mort, et finit par sendormir avec toutes les apparences du contentement. Les petits chats étaient parfaitement vivants et ne manifestaient pas le plus léger symptôme de malaise.
À huit heures un quart, ne pouvant pas respirer plus longtemps sans une douleur intolérable, je commençai immédiatement à ajuster autour de la nacelle lappareil attenant au condensateur. Cet appareil demande quelques explications, et Vos Excellences voudront bien se rappeler que mon but, en premier lieu, était de menfermer entièrement, moi et ma nacelle, et de me barricader contre latmosphère singulièrement raréfiée au sein de laquelle jexistais, et enfin dintroduire à lintérieur, à laide de mon condensateur, une quantité de cette même atmosphère suffisamment condensée pour les besoins de la respiration.
Dans ce but, javais préparé un vaste sac de caoutchouc très-flexible, très-solide, absolument imperméable. La nacelle tout entière se trouvait en quelque sorte placée dans ce sac dont les dimensions avaient été calculées pour cet objet, cest-à-dire quil passait sous le fond de la nacelle, sétendait sur ses bords, et montait extérieurement le long des cordes jusquau cerceau où le filet était attaché. Ayant ainsi déployé le sac et fait hermétiquement la clôture de tous les côtés, il fallait maintenant assujettir le haut ou louverture du sac en faisant passer le tissu de caoutchouc au-dessus du cerceau, en dautres termes, entre le filet et le cerceau. Mais, si je détachais le filet du cerceau pour opérer ce passage, comment la nacelle pourrait-elle se soutenir ? Or le filet nétait pas ajusté au cerceau dune manière permanente, mais attaché par une série de brides mobiles ou de nœuds coulants. Je ne défis donc quun petit nombre de ces brides à la fois, laissant la nacelle suspendue par les autres. Ayant fait passer ce que je pus de la partie supérieure du sac, je rattachai les brides, non pas au cerceau, car linterposition de lenveloppe de caoutchouc rendait cela impossible, mais à une série de gros boutons fixés à lenveloppe elle-même, à trois pieds environ au-dessous de louverture du sac, les intervalles des boutons correspondant aux intervalles des brides. Cela fait, je détachai du cerceau quelques autres brides, jintroduisis une nouvelle portion de lenveloppe, et les brides dénouées furent à leur tour assujetties à leurs boutons respectifs. Par ce procédé, je pouvais faire passer toute la partie supérieure du sac entre le filet et le cerceau.
Il est évident que le cerceau devait dès lors tomber dans la nacelle, tout le poids de la nacelle et de son contenu nétant plus supporté que par la force des boutons. À première vue, ce système pouvait ne pas offrir une garantie suffisante ; mais il ny avait aucune raison de sen défier, car non seulement les boutons étaient solides par eux-mêmes, mais, de plus, ils étaient si rapprochés que chacun ne supportait en réalité quune très-légère partie du poids total. La nacelle et son contenu auraient pesé trois fois plus que je nen aurais pas été inquiet le moins du monde. Je relevai alors le cerceau le long de lenveloppe de caoutchouc et je létayai sur trois perches légères préparées pour cet objet. Cela avait pour but de tenir le sac convenablement distendu par le haut, et de maintenir la partie inférieure du filet dans la position voulue. Tout ce qui me restait à faire maintenant était de nouer louverture du sac, ce que jopérai facilement en rassemblant les plis du caoutchouc, et en les tordant étroitement ensemble au moyen dune espèce de tourniquet à demeure.
Sur les côtés de lenveloppe ainsi déployée autour de la nacelle, javais fait adapter trois carreaux de verre ronds, très-épais, mais très-clairs, au travers desquels je pouvais voir facilement autour de moi dans toutes les directions horizontales. Dans la partie du sac qui formait le fond était une quatrième fenêtre analogue, correspondant à une petite ouverture pratiquée dans le fond de la nacelle elle-même. Celle-ci me permettait de regarder perpendiculairement au-dessous de moi. Mais il mavait été impossible dajuster une invention du même genre au-dessus de ma tête, en raison de la manière particulière dont jétais obligé de fermer louverture et des plis nombreux qui en résultaient ; javais donc renoncé à voir les objets situés dans mon zénith. Mais cétait là une chose de peu dimportance ; car, lors même que jaurais pu placer une fenêtre au-dessus de moi, le ballon aurait fait obstacle à ma vue et maurait empêché den faire usage.
À un pied environ au-dessous dune des fenêtres latérales était une ouverture circulaire de trois pouces de diamètre, avec un rebord de cuivre façonné intérieurement pour sadapter à la spirale dune vis. Dans ce rebord se vissait le large tube du condensateur, le corps de la machine étant naturellement placé dans la chambre de caoutchouc. En faisant le vide dans le corps de la machine, on attirait dans ce tube une masse datmosphère ambiante raréfiée, qui de là était déversée à létat condensé et mêlée à lair subtil déjà contenu dans la chambre. Cette opération, répétée plusieurs fois, remplissait à la longue la chambre dune atmosphère suffisant aux besoins de la respiration. Mais, dans un espace aussi étroit que celui-ci, elle devait nécessairement, au bout dun temps très-court, se vicier et devenir impropre à la vie par son contact répété avec les poumons. Elle était alors rejetée par une petite soupape placée au fond de la nacelle, lair dense se précipitant promptement dans latmosphère raréfiée. Pour éviter à un certain moment linconvénient dun vide total dans la chambre, cette purification ne devait jamais être effectuée en une seule fois, mais graduellement, la soupape nétant ouverte que pour quelques secondes, puis refermée, jusquà ce quun ou deux coups de pompe du condensateur eussent fourni de quoi remplacer latmosphère expulsée. Par amour des expériences, javais placé la chatte et ses petits dans un petit panier, et les avais suspendus en dehors de la nacelle par un bouton placé près du fond, tout auprès de la soupape, à travers laquelle je pouvais leur faire passer de la nourriture quand besoin était.
Jaccomplis cette manœuvre avant de fermer louverture de la chambre, et non sans quelque difficulté, car il me fallut, pour atteindre le dessous de la nacelle, me servir dune des perches dont jai parlé, à laquelle était fixé un crochet. Aussitôt que lair condensé eut pénétré dans la chambre, le cerceau et les perches devinrent inutiles : lexpansion de latmosphère incluse distendit puissamment le caoutchouc.
Quand jeus fini tous ces arrangements et rempli la chambre dair condensé, il était neuf heures moins dix. Pendant tout le temps quavaient duré ces opérations, javais horriblement souffert de la difficulté de respiration, et je me repentais amèrement de la négligence ou plutôt de lincroyable imprudence dont je métais rendu coupable en remettant au dernier moment une affaire dune si haute importance.
Mais enfin, lorsque jeus fini, je commençai à recueillir, et promptement, les bénéfices de mon invention. Je respirai de nouveau avec une aisance et une liberté parfaites ; et vraiment, pourquoi nen eût-il pas été ainsi ? Je fus aussi très-agréablement surpris de me trouver en grande partie soulagé des vives douleurs qui mavaient affligé jusqualors. Un léger mal de tête accompagné dune sensation de plénitude ou de distension dans les poignets, les chevilles et la gorge était à peu près tout ce dont javais à me plaindre maintenant. Ainsi, il était positif quune grande partie du malaise provenant de la disparition de la pression atmosphérique sétait absolument évanouie, et que presque toutes les douleurs que javais endurées pendant les deux dernières heures devaient être attribuées uniquement aux effets dune respiration insuffisante.
À neuf heures moins vingt cest-à-dire peu de temps après avoir fermé louverture de ma chambre le mercure avait atteint son extrême limite et était retombé dans la cuvette du baromètre, qui, comme je lai dit, était dune vaste dimension. Il me donnait alors une hauteur de 132 000 pieds ou de 25 milles, et conséquemment mon regard en ce moment nembrassait pas moins de la 320e partie de la superficie totale de la terre. À neuf heures, javais de nouveau perdu de vue la terre dans lest, mais pas avant de mêtre aperçu que le ballon dérivait rapidement vers le nord-nord-ouest. LOcéan, au-dessous de moi, gardait toujours son apparence de concavité ; mais sa vue était souvent interceptée par des masses de nuées qui flottaient çà et là.
À neuf heures et demie, je recommençai lexpérience des plumes, jen jetai une poignée à travers la soupape. Elles ne voltigèrent pas, comme je my attendais, mais tombèrent perpendiculairement, en masse, comme un boulet et avec une telle vélocité que je les perdis de vue en quelques secondes. Je ne savais dabord que penser de cet extraordinaire phénomène ; je ne pouvais croire que ma vitesse ascensionnelle se fût si soudainement et si prodigieusement accélérée. Mais je réfléchis bientôt que latmosphère était maintenant trop raréfiée pour soutenir même des plumes, quelles tombaient réellement, ainsi quil mavait semblé, avec une excessive rapidité, et que javais été simplement surpris par les vitesses combinées de leur chute et de mon ascension.
À dix heures, il se trouva que je navais plus grand-chose à faire et que rien ne réclamait mon attention immédiate. Mes affaires allaient donc comme sur des roulettes, et jétais persuadé que le ballon montait avec une vitesse incessamment croissante, quoique je neusse plus aucun moyen dapprécier cette progression de vitesse. Je néprouvais de peine ni de malaise daucune espèce ; je jouissais même dun bien-être que je navais pas encore connu depuis mon départ de Rotterdam. Je moccupais tantôt à vérifier létat de tous mes instruments, tantôt à renouveler latmosphère de la chambre. Quant à ce dernier point, je résolus de men occuper à des intervalles réguliers de quarante minutes, plutôt pour garantir complètement ma santé que par une absolue nécessité. Cependant, je ne pouvais pas mempêcher de faire des rêves et des conjectures. Ma pensée sébattait dans les étranges et chimériques régions de la lune. Mon imagination, se sentant une bonne fois délivrée de toute entrave, errait à son gré parmi les merveilles multiformes dune planète ténébreuse et changeante. Tantôt cétaient des forêts chenues et vénérables, des précipices rocailleux et des cascades retentissantes sécroulant dans des gouffres sans fond. Tantôt jarrivais tout à coup dans de calmes solitudes inondées dun soleil de midi, où ne sintroduisait jamais aucun vent du ciel, et où sétalaient à perte de vue de vastes prairies de pavots et de longues fleurs élancées semblables à des lis, toutes silencieuses et immobiles pour léternité. Puis je voyageais longtemps, et je pénétrais dans une contrée qui nétait tout entière quun lac ténébreux et vague, avec une frontière de nuages. Mais ces images nétaient pas les seules qui prissent possession de mon cerveau. Parfois des horreurs dune nature plus noire, plus effrayante sintroduisaient dans mon esprit, et ébranlaient les dernières profondeurs de mon âme par la simple hypothèse de leur possibilité. Cependant, je ne pouvais permettre à ma pensée de sappesantir trop longtemps sur ces dernières contemplations ; je pensais judicieusement que les dangers réels et palpables de mon voyage suffisaient largement pour absorber toute mon attention.
À cinq heures de laprès-midi, comme jétais occupé à renouveler latmosphère de la chambre, je pris cette occasion pour observer la chatte et ses petits à travers la soupape. La chatte semblait de nouveau souffrir beaucoup, et je ne doutai pas quil ne fallût attribuer particulièrement son malaise à la difficulté de respirer ; mais mon expérience relativement aux petits avait eu un résultat des plus étranges. Naturellement je mattendais à les voir manifester une sensation de peine, quoique à un degré moindre que leur mère, et cela eût été suffisant pour confirmer mon opinion touchant lhabitude de la pression atmosphérique. Mais je nespérais pas les trouver, après un examen scrupuleux, jouissant dune parfaite santé et ne laissant pas voir le plus léger signe de malaise. Je ne pouvais me rendre compte de cela quen élargissant ma théorie, et en supposant que latmosphère ambiante hautement raréfiée pouvait bien, contrairement à lopinion que javais dabord adoptée comme positive, nêtre pas chimiquement insuffisante pour les fonctions vitales, et quune personne née dans un pareil milieu pourrait peut-être ne sapercevoir daucune incommodité de respiration, tandis que, ramenée vers les couches plus denses avoisinant la terre, elle souffrirait vraisemblablement des douleurs analogues à celles que javais endurées tout à lheure. Ça été pour moi, depuis lors, loccasion dun profond regret quun accident malheureux mait privé de ma petite famille de chats et mait enlevé le moyen dapprofondir cette question par une expérience continue. En passant ma main à travers la soupape avec une tasse pleine deau pour la vieille minette, la manche de ma chemise saccrocha à la boucle qui supportait le panier, et du coup la détacha du bouton. Quand même tout le panier se fût absolument évaporé dans lair, il naurait pas été escamoté à ma vue dune manière plus abrupte et plus instantanée. Positivement, il ne sécoula pas la dixième partie dune seconde entre le moment où le panier se décrocha et celui où il disparut complètement avec tout ce quil contenait. Mes souhaits les plus heureux laccompagnèrent vers la terre, mais, naturellement, je nespérais guère que la chatte et ses petits survécussent pour raconter leur odyssée.
À six heures, je maperçus quune grande partie de la surface visible de la terre, vers lest, était plongée dans une ombre épaisse, qui savançait incessamment avec une grande rapidité ; enfin, à sept heures moins cinq, toute la surface visible fut enveloppée dans les ténèbres de la nuit. Ce ne fut toutefois que quelques instants plus tard que les rayons du soleil couchant cessèrent dilluminer le ballon ; et cette circonstance, à laquelle je mattendais parfaitement, ne manqua pas, de me causer un immense plaisir. Il était évident quau matin je contemplerais le corps lumineux à son lever plusieurs heures au moins avant les citoyens de Rotterdam, bien quils fussent situés beaucoup plus loin que moi dans lest, et quainsi, de jour en jour, à mesure que je serais placé plus haut dans latmosphère, je jouirais de la lumière solaire pendant une période de plus en plus longue. Je résolus alors de rédiger un journal de mon voyage en comptant les jours de vingt-quatre heures consécutives, sans avoir égard aux intervalles de ténèbres.
À dix heures, sentant venir le sommeil, je résolus de me coucher pour le reste de la nuit ; mais ici se présenta une difficulté qui, quoique de nature à sauter aux yeux, avait échappé à mon attention jusquau dernier moment. Si je me mettais à dormir, comme jen avais lintention, comment renouveler lair de la chambre pendant cet intervalle ? Respirer cette atmosphère plus dune heure, au maximum, était une chose absolument impossible ; et, en supposant ce terme poussé jusquà une heure un quart, les plus déplorables conséquences pouvaient en résulter. Cette cruelle alternative ne me causa pas dinquiétude ; et lon croira à peine quaprès les dangers que javais essuyés je pris la chose tellement au sérieux que je désespérais daccomplir mon dessein, et que finalement je me résignai à la nécessité dune descente.
Mais cette hésitation ne fut que momentanée. Je réfléchis que lhomme est le plus parfait esclave de lhabitude, et que mille cas de la routine de son existence sont considérés comme essentiellement importants, qui ne sont tels que parce quil en fait des nécessités de routine. Il était positif que je ne pouvais pas ne pas dormir ; mais je pouvais facilement maccoutumer à me réveiller sans inconvénient dheure en heure durant tout le temps consacré à mon repos. Il ne me fallait pas plus de cinq minutes au plus pour renouveler complètement latmosphère ; et la seule difficulté réelle était dinventer un procédé pour méveiller au moment nécessaire. Mais cétait là un problème dont la solution, je le confesse, ne me causait pas peu dembarras.
Javais certainement entendu parler de létudiant qui, pour sempêcher de tomber de sommeil sur ses livres, tenait dans une main une boule de cuivre, dont la chute retentissante dans un bassin de même métal placé par terre, à côté de sa chaise, servait à le réveiller en sursaut si quelquefois il se laissait aller à lengourdissement. Mon cas, toutefois, était fort différent du sien et ne livrait pas de place à une pareille idée ; car je ne désirais pas rester éveillé, mais me réveiller à des intervalles réguliers. Enfin, jimaginai lexpédient suivant qui, quelque simple quil paraisse, fut salué par moi, au moment de ma découverte, comme une invention absolument comparable à celle du télescope, des machines à vapeur, et même de limprimerie.
Il est nécessaire de remarquer dabord que le ballon, à la hauteur où jétais parvenu, continuait à monter en ligne droite avec une régularité parfaite, et que la nacelle le suivait conséquemment sans éprouver la plus légère oscillation. Cette circonstance me favorisa grandement dans lexécution du plan que javais adopté. Ma provision deau avait été embarquée dans des barils qui contenaient chacun cinq gallons et étaient solidement arrimés dans lintérieur de la nacelle. Je détachai lun de ces barils et, prenant deux cordes, je les attachai étroitement au rebord dosier, de manière quelles traversaient la nacelle, parallèlement, et à une distance dun pied lune de lautre ; elles formaient ainsi une sorte de tablette, sur laquelle je plaçai le baril et lassujettis dans une position horizontale.
À huit pouces environ au-dessous de ces cordes et à quatre pieds du fond de la nacelle, je fixai une autre tablette, mais faite dune planche mince, la seule de cette nature qui fût à ma disposition. Sur cette dernière, et juste au-dessous dun des bords du baril, je déposai une petite cruche de terre.
Je perçai alors un trou dans le fond du baril, au-dessus de la cruche, et jy fichai une cheville de bois taillée en cône, ou en forme de bougie. Jenfonçai et je retirai cette cheville, plus ou moins, jusquà ce quelle sadaptât, après plusieurs tâtonnements, juste assez pour que leau filtrant par le trou et tombant dans la cruche la remplît jusquau bord dans un intervalle de soixante minutes. Quant à ceci, il me fut facile de men assurer en peu de temps ; je neus quà observer jusquà quel point la cruche se remplissait dans un temps donné. Tout cela dûment arrangé, le reste se devine.
Mon lit était disposé sur le fond de la nacelle de manière que ma tête, quand jétais couché, se trouvait immédiatement au-dessous de la gueule de la cruche. Il était évident quau bout dune heure la cruche remplie devait déborder, et le trop-plein sécouler par la gueule qui était un peu au-dessous du niveau du bord. Il était également certain que leau tombant ainsi dune hauteur de plus de quatre pieds ne pouvait pas ne pas tomber sur ma face, et que le résultat devait être un réveil instantané, quand même jaurais dormi du plus profond sommeil.
Il était au moins onze heures quand jeus fini toute cette installation, et je me mis immédiatement au lit, plein de confiance dans lefficacité de mon invention. Et je ne fus pas désappointé dans mes espérances. De soixante en soixante minutes, je fus ponctuellement éveillé par mon fidèle chronomètre ; je vidais le contenu de la cruche par le trou de bonde du baril, je faisais fonctionner le condensateur, et je me remettais au lit. Ces interruptions régulières dans mon sommeil me causèrent même moins de fatigue que je ne my étais attendu ; et, quand enfin je me levai pour tout de bon, il était sept heures, et le soleil avait atteint déjà quelques degrés au-dessus de la ligne de mon horizon.
3 avril. Je trouvai que mon ballon était arrivé à une immense hauteur, et que la convexité de la terre se manifestait enfin dune manière frappante. Au-dessous de moi, dans lOcéan, se montrait un semis de points noirs qui devaient être indubitablement des îles. Au-dessus de ma tête, le ciel était dun noir de jais, et les étoiles visibles et scintillantes ; en réalité, elles mavaient toujours apparu ainsi depuis le premier jour de mon ascension. Bien loin vers le nord, japercevais au bord de lhorizon une ligne ou une bande mince, blanche et excessivement brillante, et je supposai immédiatement que ce devait être la limite sud de la mer de glaces polaires. Ma curiosité fut grandement excitée, car javais lespoir de mavancer beaucoup plus vers le nord, et peut-être, à un certain moment, de me trouver directement au-dessus du pôle lui-même. Je déplorai alors que lénorme hauteur où jétais placé mempêchât den faire un examen aussi positif que je laurais désiré. Toutefois, il y avait encore quelques bonnes observations à faire.
Il ne marriva dailleurs rien dextraordinaire durant cette journée. Mon appareil fonctionnait toujours très-régulièrement, et le ballon montait toujours sans aucune vacillation apparente. Le froid était intense et mobligeait de menvelopper soigneusement dun paletot. Quand les ténèbres couvrirent la terre, je me mis au lit, quoique je dusse être pour plusieurs heures encore enveloppé de la lumière du plein jour. Mon horloge hydraulique accomplit ponctuellement son devoir, et je dormis profondément jusquau matin suivant, sauf les interruptions périodiques.
4 avril. Je me suis levé en bonne santé et en joyeuse humeur, et jai été fort étonné du singulier changement survenu dans laspect de la mer. Elle avait perdu, en grande partie, la teinte de bleu profond quelle avait revêtue jusquà présent ; elle était dun blanc grisâtre et dun éclat qui éblouissait lœil. La convexité de lOcéan était devenue si évidente que la masse entière de ses eaux lointaines semblait sécrouler précipitamment dans labîme de lhorizon, et je me surpris prêtant loreille et cherchant les échos de la puissante cataracte.
Les îles nétaient plus visibles, soit quelles eussent passé derrière lhorizon vers le sud-est, soit que mon élévation croissante les eût chassées au delà de la portée de ma vue ; cest ce quil mest impossible de dire. Toutefois jinclinais vers cette dernière opinion. La bande de glace, au nord, devenait de plus en plus apparente. Le froid avait beaucoup perdu de son intensité. Il ne marriva rien dimportant, et je passai tout le jour à lire, car je navais pas oublié de faire une provision de livres.
5 avril. Jai contemplé le singulier phénomène du soleil levant pendant que presque toute la surface visible de la terre restait enveloppée dans les ténèbres. Toutefois, la lumière commença à se répandre sur toutes choses, et je revis la ligne de glaces au nord. Elle était maintenant très-distincte, et paraissait dun ton plus foncé que les eaux de lOcéan. Évidemment, je men rapprochais, et avec une grande rapidité. Je mimaginai que je distinguais encore une bande de terre vers lest, et une autre vers louest, mais il me fut impossible de men assurer. Température modérée. Rien dimportant ne marriva ce jour-là. Je me mis au lit de fort bonne heure.
6 avril. Jai été fort surpris de trouver la bande de glace à une distance assez modérée, et un immense champ de glaces sétendant à lhorizon vers le nord. Il était évident que, si le ballon gardait sa direction actuelle, il devait arriver bientôt au-dessus de lOcéan boréal, et maintenant javais une forte espérance de voir le pôle. Durant tout le jour, je continuai à me rapprocher des glaces.
Vers la nuit, les limites de mon horizon sagrandirent très-soudainement et très-sensiblement, ce que je devais sans aucun doute à la forme de notre planète qui est celle dun sphéroïde écrasé, et parce que jarrivais au-dessus des régions aplaties qui avoisinent le cercle arctique. À la longue, quand les ténèbres menvahirent, je me mis au lit dans une grande anxiété, tremblant de passer au-dessus de lobjet dune si grande curiosité sans pouvoir lobserver à loisir.
7 avril. Je me levai de bonne heure et, à ma grande joie, je contemplai ce que je nhésitai pas à considérer comme le pôle lui-même. Il était là, sans aucun doute, et directement sous mes pieds ; mais, hélas ! jétais maintenant placé à une si grande hauteur que je ne pouvais rien distinguer avec netteté. En réalité, à en juger daprès la progression des chiffres indiquant mes diverses hauteurs à différents moments, depuis le 2 avril à six heures du matin jusquà neuf heures moins vingt de la même matinée (moment où le mercure retomba dans la cuvette du baromètre), il y avait vraisemblablement lieu de supposer que le ballon devait maintenant 7 avril, quatre heures du matin avoir atteint une hauteur qui était au moins de 7 254 milles au-dessus du niveau de la mer. Cette élévation peut paraître énorme ; mais lestime sur laquelle elle était basée donnait très-probablement un résultat bien inférieur à la réalité. En tout cas, javais indubitablement sous les yeux la totalité du plus grand diamètre terrestre ; tout lhémisphère nord sétendait au-dessous de moi comme une carte en projection orthographique ; et le grand cercle même de léquateur formait la ligne frontière de mon horizon. Vos Excellences, toutefois, concevront facilement que les régions inexplorées jusquà présent et confinées dans les limites du cercle arctique, quoique situées directement au-dessous de moi, et conséquemment aperçues sans aucune apparence de raccourci, étaient trop rapetissées et placées à une trop grande distance du point dobservation pour admettre un examen quelque peu minutieux.
Néanmoins, ce que jen voyais était dune nature singulière et intéressante. Au nord de cette immense bordure dont jai parlé, et que lon peut définir, sauf une légère restriction, la limite de lexploration humaine dans ces régions, continue de sétendre sans interruption ou presque sans interruption une nappe de glace. Dès son commencement, la surface de cette mer de glace saffaisse sensiblement ; plus loin, elle est déprimée jusquà paraître plane, et finalement elle devient singulièrement concave, et se termine au pôle lui-même en une cavité centrale circulaire dont les bords sont nettement définis, et dont le diamètre apparent sous-tendait alors, relativement à mon ballon, un angle de soixante-cinq secondes environ ; quant à la couleur, elle était obscure, variant dintensité, toujours plus sombre quaucun point de lhémisphère visible, et sapprofondissant quelquefois jusquau noir parfait. Au delà, il était difficile de distinguer quelque chose. À midi, la circonférence de ce trou central avait sensiblement décru, et, à sept heures de laprès-midi, je lavais entièrement perdu de vue ; le ballon passait vers le bord ouest des glaces et filait rapidement dans la direction de léquateur.
8 avril. Jai remarqué une sensible diminution dans le diamètre apparent de la terre, sans parler dune altération positive dans sa couleur et son aspect général. Toute la surface visible participait alors, à différents degrés, de la teinte jaune pâle, et dans certaines parties elle avait revêtu un éclat presque douloureux pour lœil. Ma vue était singulièrement gênée par la densité de latmosphère et les amas de nuages qui avoisinaient cette surface ; cest à peine si entre ces masses je pouvais de temps à autre apercevoir la planète. Depuis les dernières quarante-huit heures, ma vue avait été plus ou moins empêchée par ces obstacles ; mais mon élévation actuelle, qui était excessive, rapprochait et confondait ces masses flottantes de vapeur, et linconvénient devenait de plus en plus sensible à mesure que je montais. Néanmoins, je percevais facilement que le ballon planait maintenant au-dessus du groupe des grands lacs du Nord-Amérique et courait droit vers le sud, ce qui devait mamener bientôt vers les tropiques.
Cette circonstance ne manqua pas de me causer la plus sensible satisfaction, et je la saluai comme un heureux présage de mon succès final. En réalité, la direction que javais prise jusqualors mavait rempli dinquiétude ; car il était évident que, si je lavais suivie longtemps encore, je naurais jamais pu arriver à la lune, dont lorbite nest inclinée sur lécliptique que dun petit angle de 5 degrés 8 minutes 48 secondes. Quelque étrange que cela puisse paraître, ce ne fut quà cette période tardive que je commençai à comprendre la grande faute que javais commise en neffectuant pas mon départ de quelque point terrestre situé dans le plan de lellipse lunaire.
9 avril. Aujourdhui, le diamètre de la terre est grandement diminué, et la surface prend dheure en heure une teinte jaune plus prononcée. Le ballon a toujours filé droit vers le sud, et est arrivé à neuf heures de laprès-midi au-dessus de la côte nord du golfe du Mexique.
10 avril. Jai été soudainement tiré de mon sommeil vers cinq heures du matin par un grand bruit, un craquement terrible, dont je nai pu en aucune façon me rendre compte. Il a été de courte durée ; mais, tant quil a duré, il ne ressemblait à aucun bruit terrestre dont jeusse gardé la sensation. Il est inutile de dire que je fus excessivement alarmé, car jattribuai dabord ce bruit à une déchirure du ballon. Cependant, jexaminai tout mon appareil avec une grande attention et je ny pus découvrir aucune avarie. Jai passé la plus grande partie du jour à méditer sur un accident aussi extraordinaire, mais je nai absolument rien trouvé de satisfaisant. Je me suis mis au lit fort mécontent et dans un état dagitation et danxiété excessives.
11 avril. Jai trouvé une diminution sensible dans le diamètre apparent de la terre et un accroissement considérable, observable pour la première fois, dans celui de la lune, qui nétait quà quelques jours de son plein. Ce fut alors pour moi un très-long et très-pénible labeur de condenser dans la chambre une quantité dair atmosphérique suffisante pour lentretien de la vie.
12 avril. Un singulier changement a eu lieu dans la direction du ballon, qui, bien que je my attendisse parfaitement, ma causé le plus sensible plaisir. Il était parvenu dans sa direction première au vingtième parallèle de latitude sud, et il a tourné brusquement vers lest, à angle aigu, et a suivi cette route tout le jour, en se tenant à peu près, sinon absolument, dans le plan exact de lellipse lunaire. Ce qui était digne de remarque, cest que ce changement de direction occasionnait une oscillation très-sensible de la nacelle, oscillation qui a duré plusieurs heures à un degré plus ou moins vif.
13 avril. Jai été de nouveau très-alarmé par la répétition de ce grand bruit de craquement qui mavait terrifié le 10. Jai longtemps médité sur ce sujet, mais il ma été impossible darriver à une conclusion satisfaisante. Grand décroissement dans le diamètre apparent de la terre. Il ne sous-tendait plus, relativement au ballon, quun angle dun peu plus de 25 degrés. Quant à la lune, il métait impossible de la voir, elle était presque dans mon zénith. Je marchais toujours dans le plan de lellipse, mais je faisais peu de progrès vers lest.
14 avril. Diminution excessivement rapide dans le diamètre de la terre. Aujourdhui, jai été fortement impressionné de lidée que le ballon courait maintenant sur la ligne des apsides en remontant vers le périgée, en dautres termes, quil suivait directement la route qui devait le conduire à la lune dans cette partie de son orbite qui est la plus rapprochée de la terre. La lune était juste au-dessus de ma tête, et conséquemment cachée à ma vue. Toujours ce grand et long travail indispensable pour la condensation de latmosphère.
15 avril. Je ne pouvais même plus distinguer nettement sur la planète les contours des continents et des mers. Vers midi, je fus frappé pour la troisième fois de ce bruit effrayant qui mavait déjà si fort étonné. Cette fois-ci, cependant, il dura quelques moments et prit de lintensité. À la longue, stupéfié, frappé de terreur, jattendais anxieusement je ne sais quelle épouvantable destruction, lorsque la nacelle oscilla avec une violence excessive, et une masse de matière que je neus pas le temps de distinguer passa à côté du ballon, gigantesque et enflammée, retentissante et rugissante comme la voix de mille tonnerres. Quand mes terreurs et mon étonnement furent un peu diminués, je supposai naturellement que ce devait être quelque énorme fragment volcanique vomi par ce monde dont japprochais si rapidement, et, selon toute probabilité, un morceau de ces substances singulières quon ramasse quelquefois sur la terre, et quon nomme aérolithes, faute dune appellation plus précise.
16 avril. Aujourdhui, en regardant au-dessous de moi, aussi bien que je pouvais, par chacune des deux fenêtres latérales alternativement, japerçus, à ma grande satisfaction, une très-petite portion du disque lunaire qui savançait, pour ainsi dire de tous les côtés, au delà de la vaste circonférence de mon ballon. Mon agitation devint extrême, car maintenant je ne doutais guère que je natteignisse bientôt le but de mon périlleux voyage.
En vérité, le labeur quexigeait alors le condensateur sétait accru jusquà devenir obsédant, et ne laissait presque pas de répit à mes efforts. De sommeil, il nen était, pour ainsi dire, plus question. Je devenais réellement malade, et tout mon être tremblait dépuisement. La nature humaine ne pouvait pas supporter plus longtemps une pareille intensité dans la souffrance. Durant lintervalle des ténèbres, bien court maintenant, une pierre météorique passa de nouveau dans mon voisinage, et la fréquence de ces phénomènes commença à me donner de fortes inquiétudes.
17 avril. Cette matinée a fait époque dans mon voyage. On se rappellera que, le 13, la terre sous-tendait relativement à moi un angle de 25 degrés. Le 14, cet angle avait fortement diminué ; le 15, jobservai une diminution encore plus rapide ; et, le 16, avant de me coucher, javais estimé que langle nétait plus que de 7 degrés et 15 minutes. Quon se figure donc quelle dut être ma stupéfaction, quand, en méveillant ce matin, 17, et sortant dun sommeil court et troublé, je maperçus que la surface planétaire placée au-dessous de moi avait si inopinément et si effroyablement augmenté de volume que son diamètre apparent sous-tendait un angle qui ne mesurait pas moins de 39 degrés ! Jétais foudroyé ! Aucune parole ne peut donner une idée exacte de lhorreur extrême, absolue, et de la stupeur dont je fus saisi, possédé, écrasé. Mes genoux vacillèrent sous moi, mes dents claquèrent, mon poil se dressa sur ma tête. Le ballon a donc fait explosion ? Telles furent les premières idées qui se précipitèrent tumultueusement dans mon esprit. Positivement, le ballon a crevé ! Je tombe, je tombe avec la plus impétueuse, la plus incomparable vitesse ! À en juger par limmense espace déjà si rapidement parcouru, je dois rencontrer la surface de la terre dans dix minutes au plus ; dans dix minutes, je serai précipité, anéanti !
Mais, à la longue, la réflexion vint à mon secours. Je fis une pause, je méditai et je commençai à douter. La chose était impossible. Je ne pouvais en aucune façon être descendu aussi rapidement. En outre, bien que je me rapprochasse évidemment de la surface située au-dessous de moi, ma vitesse réelle nétait nullement en rapport avec lépouvantable vélocité que javais dabord imaginée.
Cette considération calma efficacement la perturbation de mes idées, et je réussis finalement à envisager le phénomène sous son vrai point de vue. Il fallait que ma stupéfaction meût privé de lexercice de mes sens pour que je neusse pas vu quelle immense différence il y avait entre laspect de cette surface placée au-dessous de moi et celui de ma planète natale. Cette dernière était donc au-dessus de ma tête et complètement cachée par le ballon, tandis que la lune, la lune elle-même dans toute sa gloire, sétendait au-dessous de moi ; je lavais sous mes pieds !
Létonnement et la stupeur produits dans mon esprit par cet extraordinaire changement dans la situation des choses étaient peut-être, après tout, ce quil y avait de plus étonnant et de moins explicable dans mon aventure. Car ce bouleversement en lui-même était non seulement naturel et inévitable, mais depuis longtemps même je lavais positivement prévu comme une circonstance toute simple, comme une conséquence qui devait se produire quand jarriverais au point exact de mon parcours où lattraction de la planète serait remplacée par lattraction du satellite, ou, en termes plus précis, quand la gravitation du ballon vers la terre serait moins puissante que sa gravitation vers la lune.
Il est vrai que je sortais dun profond sommeil, que tous mes sens étaient encore brouillés, quand je me trouvai soudainement en face dun phénomène des plus surprenants, dun phénomène que jattendais, mais que je nattendais pas en ce moment.
La révolution elle-même devait avoir eu lieu naturellement, de la façon la plus douce et la plus graduée, et il nest pas le moins du monde certain que, lors même que jeusse été éveillé au moment où elle sopéra, jeusse eu la conscience du sens dessus dessous, que jeusse perçu un symptôme intérieur quelconque de linversion, cest-à-dire une incommodité, un dérangement quelconque, soit dans ma personne, soit dans mon appareil.
Il est presque inutile de dire quen revenant au sentiment juste de ma situation, et émergeant de la terreur qui avait absorbé toutes les facultés de mon âme, mon attention sappliqua dabord uniquement à la contemplation de laspect général de la lune. Elle se développait au-dessous de moi comme une carte, et, quoique je jugeasse quelle était encore à une distance assez considérable, les aspérités de sa surface se dessinaient à mes yeux avec une netteté très-singulière dont je ne pouvais absolument pas me rendre compte. Labsence complète docéan, de mer, et même de tout lac et de toute rivière, me frappa, au premier coup dœil, comme le signe le plus extraordinaire de sa condition géologique.
Cependant, chose étrange à dire, je voyais de vastes régions planes, dun caractère positivement alluvial, quoique la plus grande partie de lhémisphère visible fût couverte dinnombrables montagnes volcaniques en forme de cônes, et qui avaient plutôt laspect déminences façonnées par lart que de saillies naturelles. La plus haute dentre elles nexcédait pas trois milles trois quarts en élévation perpendiculaire ; dailleurs, une carte des régions volcaniques des Campi Phlegrœi donnerait à Vos Excellences une meilleure idée de leur surface générale que toute description, toujours insuffisante, que jessayerais den faire. La plupart de ces montagnes étaient évidemment en état déruption, et me donnaient une idée terrible de leur furie et de leur puissance par les fulminations multipliées des pierres improprement dites météoriques qui maintenant partaient den bas et filaient à côté du ballon avec une fréquence de plus en plus effrayante.
18 avril. Aujourdhui, jai trouvé un accroissement énorme dans le volume apparent de la lune, et la vitesse évidemment accélérée de ma descente a commencé à me remplir dalarmes. On se rappellera que dans le principe, quand je commençai à appliquer mes rêveries à la possibilité dun passage vers la lune, lhypothèse dune atmosphère ambiante dont la densité devait être proportionnée au volume de la planète avait pris une large part dans mes calculs ; et cela, en dépit de mainte théorie adverse, et même, je lavoue, en dépit du préjugé universel contraire à lexistence dune atmosphère lunaire quelconque. Mais outre les idées que jai déjà émises relativement à la comète dEncke et à la lumière zodiacale, ce qui me fortifiait dans mon opinion, cétaient certaines observations de M. Schroeter, de Lilienthal. Il a observé la lune, âgée de deux jours et demi, le soir, peu de temps après le coucher du soleil, avant que la partie obscure fût visible, et il continua à la surveiller jusquà ce que cette partie fût devenue visible. Les deux cornes semblaient saffiler en une sorte de prolongement très-aigu, dont lextrémité était faiblement éclairée par les rayons solaires, alors quaucune partie de lhémisphère obscur nétait visible. Peu de temps après, tout le bord sombre séclaira. Je pensai que ce prolongement des cornes au delà du demi-cercle prenait sa cause dans la réfraction des rayons du soleil par latmosphère de la lune. Je calculai aussi que la hauteur de cette atmosphère (qui pouvait réfracter assez de lumière dans son hémisphère obscur pour produire un crépuscule plus lumineux que la lumière réfléchie par la terre quand la lune est environ à 32 degrés de sa conjonction) devait être de 1 356 pieds de roi ; daprès cela, je supposai que la plus grande hauteur capable de réfracter le rayon solaire était de 5 376 pieds. Mes idées sur ce sujet se trouvaient également confirmées par un passage du quatre-vingt-deuxième volume des Transactions philosophiques, dans lequel il est dit que, lors dune occultation des satellites de Jupiter, le troisième disparut après avoir été indistinct pendant une ou deux secondes, et que le quatrième devint indiscernable en approchant du limbe.
Cétait sur la résistance, ou, plus exactement, sur le support dune atmosphère existant à un état de densité hypothétique, que javais absolument fondé mon espérance de descendre sain et sauf. Après tout, si javais fait une conjecture absurde, je navais rien de mieux à attendre, comme dénoûment de mon aventure, que dêtre pulvérisé contre la surface raboteuse du satellite. Et, en somme, javais toutes les raisons possibles davoir peur. La distance où jétais de la lune était comparativement insignifiante, tandis que le labeur exigé par le condensateur nétait pas du tout diminué et que je ne découvrais aucun indice dune intensité croissante dans latmosphère.
19 avril. Ce matin, à ma grande joie, vers neuf heures, me trouvant effroyablement près de la surface lunaire, et mes appréhensions étant excitées au dernier degré, le piston du condensateur a donné des symptômes évidents dune altération de latmosphère. À dix heures, javais des raisons de croire sa densité considérablement augmentée. À onze heures, lappareil ne réclamait plus quun travail très-minime ; et, à midi, je me hasardai, non sans quelque hésitation, à desserrer le tourniquet, et, voyant quil ny avait à cela aucun inconvénient, jouvris décidément la chambre de caoutchouc, et je déshabillai la nacelle. Ainsi que jaurais dû my attendre, une violente migraine accompagnée de spasmes fut la conséquence immédiate dune expérience si précipitée et si pleine de dangers. Mais, comme ces inconvénients et dautres encore relatifs à la respiration nétaient pas assez grands pour mettre ma vie en péril, je me résignai à les endurer de mon mieux, dautant plus que javais tout lieu despérer quils disparaîtraient progressivement, chaque minute me rapprochant des couches plus denses de latmosphère lunaire.
Toutefois, ce rapprochement sopérait avec une impétuosité excessive, et bientôt il me fut démontré certitude fort alarmante que, bien que très-probablement je ne me fusse pas trompé en comptant sur une atmosphère dont la densité devait être proportionnelle au volume du satellite, cependant javais eu bien tort de supposer que cette densité, même à la surface, serait suffisante pour supporter limmense poids contenu dans la nacelle de mon ballon. Tel cependant eût dû être le cas, exactement comme à la surface de la terre, si vous supposez, sur lune et sur lautre planète, la pesanteur réelle des corps en raison de la densité atmosphérique ; mais tel nétait pas le cas ; ma chute précipitée le démontrait suffisamment. Mais pourquoi ? Cest ce qui ne pouvait sexpliquer quen tenant compte de ces perturbations géologiques dont jai déjà posé lhypothèse.
En tout cas, je touchais presque à la planète, et je tombais avec la plus terrible impétuosité. Aussi je ne perdis pas une minute ; je jetai par-dessus bord tout mon lest, puis mes barriques deau, puis mon appareil condensateur et mon sac de caoutchouc, et enfin tous les articles contenus dans la nacelle. Mais tout cela ne servit à rien. Je tombais toujours avec une horrible rapidité, et je nétais pas à plus dun demi-mille de la surface. Comme expédient suprême, je me débarrassai de mon paletot, de mon chapeau et de mes bottes ; je détachai du ballon la nacelle elle-même, qui nétait pas un poids médiocre ; et, maccrochant alors au filet avec mes deux mains, jeus à peine le temps dobserver que tout le pays, aussi loin que mon œil pouvait atteindre, était criblé dhabitations lilliputiennes, avant de tomber, comme une balle, au cœur même dune cité dun aspect fantastique et au beau milieu dune multitude de vilain petit peuple, dont pas un individu ne prononça une syllabe ni ne se donna le moindre mal pour me prêter assistance. Ils se tenaient tous, les poings sur les hanches, comme un tas didiots, grimaçant dune manière ridicule, et me regardant de travers, moi et mon ballon. Je me détournai deux avec un superbe mépris ; et, levant mes regards vers la terre que je venais de quitter, et dont je métais exilé pour toujours peut-être, je laperçus sous la forme dun vaste et sombre bouclier de cuivre dun diamètre de 2 degrés environ, fixe et immobile dans les cieux, et garni à lun de ses bords dun croissant dor étincelant. On ny pouvait découvrir aucune trace de mer ni de continent, et le tout était moucheté de taches variables et traversé par les zones tropicales et équatoriales, comme par des ceintures.
Ainsi, avec la permission de Vos Excellences, après une longue série dangoisses, de dangers inouïs et de délivrances incomparables, jétais enfin, dix-neuf jours après mon départ de Rotterdam, arrivé sain et sauf au terme de mon voyage, le plus extraordinaire, le plus important qui ait jamais été accompli, entrepris, ou même conçu par un citoyen quelconque de votre planète. Mais il me reste à raconter mes aventures. Car, en vérité, Vos Excellences concevront facilement quaprès une résidence de cinq ans sur une planète qui, déjà profondément intéressante par elle-même, lest doublement encore par son intime parenté, en qualité de satellite, avec le monde habité par lhomme, je puisse entretenir avec le Collège national astronomique des correspondances secrètes dune bien autre importance que les simples détails, si surprenants quils soient, du voyage que jai effectué si heureusement.
Telle est, en somme, la question réelle. Jai beaucoup, beaucoup de choses à dire, et ce serait pour moi un véritable plaisir de vous les communiquer. Jai beaucoup à dire sur le climat de cette planète ; sur ses étonnantes alternatives de froid et de chaud ; sur cette clarté solaire qui dure quinze jours, implacable et brûlante, et sur cette température glaciale, plus que polaire, qui remplit lautre quinzaine ; sur une translation constante dhumidité qui sopère par distillation, comme dans le vide, du point situé au-dessous du soleil jusquà celui qui en est le plus éloigné ; sur la race même des habitants, sur leurs mœurs, leurs coutumes, leurs institutions politiques ; sur leur organisme particulier, leur laideur, leur privation doreilles, appendices superflus dans une atmosphère si étrangement modifiée ; conséquemment, sur leur ignorance de lusage et des propriétés du langage ; sur la singulière méthode de communication qui remplace la parole ; sur lincompréhensible rapport qui unit chaque citoyen de la lune à un citoyen du globe terrestre, rapport analogue et soumis à celui qui régit également les mouvements de la planète et du satellite, et par suite duquel les existences et les destinées des habitants de lune sont enlacées aux existences et aux destinées des habitants de lautre ; et par-dessus tout, sil plaît à Vos Excellences, par-dessus tout, sur les sombres et horribles mystères relégués dans les régions de lautre hémisphère lunaire, régions qui, grâce à la concordance presque miraculeuse de la rotation du satellite sur son axe avec sa révolution sidérale autour de la terre, nont jamais tourné vers nous, et, Dieu merci, ne sexposeront jamais à la curiosité des télescopes humains.
Voici tout ce que je voudrais raconter, tout cela, et beaucoup plus encore. Mais, pour trancher la question, je réclame ma récompense. Jaspire à rentrer dans ma famille et mon chez moi ; et, comme prix de toute communication ultérieure de ma part, en considération de la lumière que je puis, sil me plaît, jeter sur plusieurs branches importantes des sciences physiques et métaphysiques, je sollicite, par lentremise de votre honorable corps, le pardon du crime dont je me suis rendu coupable en mettant à mort mes créanciers lorsque je quittai Rotterdam. Tel est donc lobjet de la présente lettre. Le porteur, qui est un habitant de la lune, que jai décidé à me servir de messager sur la terre, et à qui jai donné des instructions suffisantes, attendra le bon plaisir de Vos Excellences, et me rapportera le pardon demandé, sil y a moyen de lobtenir.
Jai lhonneur dêtre de Vos Excellences le très-humble serviteur,
HANS PFAALL.
En finissant la lecture de ce très-étrange document, le professeur Rudabub, dans lexcès de sa surprise, laissa, dit-on, tomber sa pipe par terre, et Mynheer Superbus Von Underduk, ayant ôté, essuyé et serré dans sa poche ses besicles, soublia, lui et sa dignité, au point de pirouetter trois fois sur son talon, dans la quintessence de létonnement et de ladmiration.
On obtiendrait la grâce ; cela ne pouvait pas faire lombre dun doute. Du moins, il en fit le serment, le bon professeur Rudabub, il en fit le serment avec un parfait juron, et telle fut décidément lopinion de lillustre Von Underduk, qui prit le bras de son collègue et fit, sans prononcer une parole, la plus grande partie de la route vers son domicile pour délibérer sur les mesures urgentes. Cependant, arrivé à la porte de la maison du bourgmestre, le professeur savisa de suggérer que, le messager ayant jugé à propos de disparaître (terrifié sans doute jusquà la mort par la physionomie sauvage des habitants de Rotterdam), le pardon ne servirait pas à grand-chose, puisquil ny avait quun homme de la lune qui pût entreprendre un voyage aussi lointain.
En face dune observation aussi sensée, le bourgmestre se rendit, et laffaire neut pas dautres suites. Cependant, il nen fut pas de même des rumeurs et des conjectures. La lettre, ayant été publiée, donna naissance à une foule dopinions et de cancans. Quelques-uns des esprits par trop sages poussèrent le ridicule jusquà discréditer laffaire et à la présenter comme un pur canard. Mais je crois que le mot canard est, pour cette espèce de gens, un terme général quils appliquent à toutes les matières qui passent leur intelligence. Je ne puis, quant à moi, comprendre sur quelle base ils ont fondé une pareille accusation. Voyons ce quils disent :
Avant tout, que certains farceurs de Rotterdam ont de certaines antipathies spéciales contre certains bourgmestres et astronomes.
Secundo, quun petit nain bizarre, escamoteur de son métier, dont les deux oreilles avaient été, pour quelque méfait, coupées au ras de la tête, avait depuis quelques jours disparu de la ville de Bruges, qui est toute voisine.
Tertio, que les gazettes collées tout autour du petit ballon étaient des gazettes de Hollande, et conséquemment navaient pas pu être fabriquées dans la lune. Cétaient des papiers sales, crasseux, très-crasseux ; et Gluck, limprimeur, pouvait jurer sur sa Bible quils avaient été imprimés à Rotterdam.
Quarto, que Hans Pfaall lui-même, le vilain ivrogne, et les trois fainéants personnages quil appelle ses créanciers, avaient été vus ensemble, deux ou trois jours auparavant tout au plus, dans un cabaret mal famé des faubourgs, juste comme ils revenaient, avec de largent plein leurs poches, dune expédition doutre-mer.
Et, en dernier lieu, que cest une opinion généralement reçue, ou qui doit lêtre, que le Collège des Astronomes de la ville de Rotterdam, aussi bien que tous autres collèges astronomiques de toutes autres parties de lunivers, sans parler des collèges et des astronomes en général, nest, pour nen pas dire plus, ni meilleur, ni plus fort, ni plus éclairé quil nest nécessaire.
MANUSCRIT TROUVÉ DANS UNE BOUTEILLE
Qui na plus quun moment à vivre
Na plus rien à dissimuler.
QUINAULT. Atys.
De mon pays et de ma famille, je nai pas grand-chose à dire. De mauvais procédés et laccumulation des années mont rendu étranger à lun et à lautre. Mon patrimoine me fit bénéficier dune éducation peu commune, et un tour contemplatif desprit me rendit apte à classer méthodiquement tout ce matériel dinstruction diligemment amassé par une étude précoce. Par-dessus tout, les ouvrages des philosophes allemands me procuraient de grandes délices ; cela ne venait pas dune admiration mal avisée pour leur éloquente folie, mais du plaisir que, grâce à mes habitudes danalyse rigoureuse, javais à surprendre leurs erreurs. On ma souvent reproché laridité de mon génie ; un manque dimagination ma été imputé comme un crime, et le pyrrhonisme de mes opinions a fait de moi, en tout temps, un homme fameux. En réalité, une forte appétence pour la philosophie physique a, je le crains, imprégné mon esprit dun des défauts les plus communs de ce siècle, je veux dire de lhabitude de rapporter aux principes de cette science les circonstances même les moins susceptibles dun pareil rapport. Par-dessus tout, personne nétait moins exposé que moi à se laisser entraîner hors de la sévère juridiction de la vérité par les feux follets de la superstition. Jai jugé à propos de donner ce préambule, dans la crainte que lincroyable récit que jai à faire ne soit considéré plutôt comme la frénésie dune imagination indigeste que comme lexpérience positive dun esprit pour lequel les rêveries de limagination ont été lettre morte et nullité.
Après plusieurs années dépensées dans un lointain voyage, je membarquai, en 18.., à Batavia, dans la riche et populeuse île de Java, pour une promenade dans larchipel des îles de la Sonde. Je me mis en route, comme passager, nayant pas dautre mobile quune nerveuse instabilité qui me hantait comme un mauvais esprit.
Notre bâtiment était un bateau denviron quatre cents tonneaux, doublé en cuivre et construit à Bombay en teck de Malabar. Il était chargé de coton, de laine et dhuiles des Laquedives. Nous avions aussi à bord du filin de cocotier, du sucre de palmier, de lhuile de beurre bouilli, des noix de coco, et quelques caisses dopium. Larrimage avait été mal fait, et le navire conséquemment donnait de la bande.
Nous mîmes sous voiles avec un souffle de vent, et, pendant plusieurs jours, nous restâmes le long de la côte orientale de Java, sans autre incident pour tromper la monotonie de notre route que la rencontre de quelques-uns des petits grabs de larchipel où nous étions confinés.
Un soir, comme jétais appuyé sur le bastingage de la dunette, jobservai un très-singulier nuage, isolé, vers le nord-ouest. Il était remarquable autant par sa couleur que parce quil était le premier que nous eussions vu depuis notre départ de Batavia. Je le surveillai attentivement jusquau coucher du soleil ; alors, il se répandit tout dun coup de lest à louest, cernant lhorizon dune ceinture précise de vapeur, et apparaissant comme une longue ligne de côte très-basse. Mon attention fut bientôt après attirée par laspect rouge et brun de la lune et le caractère particulier de la mer. Cette dernière subissait un changement rapide, et leau semblait plus transparente que dhabitude. Je pouvais distinctement voir le fond, et cependant, en jetant la sonde, je trouvai que nous étions sur quinze brasses. Lair était devenu intolérablement chaud et se chargeait dexhalaisons spirales semblables à celles qui sélèvent du fer chauffé. Avec la nuit, toute la brise tomba, et nous fûmes pris par un calme plus complet quil nest possible de le concevoir. La flamme dune bougie brûlait à larrière sans le mouvement le moins sensible, et un long cheveu tenu entre lindex et le pouce tombait droit et sans la moindre oscillation. Néanmoins, comme le capitaine disait quil napercevait aucun symptôme de danger, et comme nous dérivions vers la terre par le travers, il commanda de carguer les voiles et de filer lancre. On ne mit point de vigie de quart, et léquipage, qui se composait principalement de Malais, se coucha délibérément sur le pont. Je descendis dans la chambre, non sans le parfait pressentiment dun malheur. En réalité, tous ces symptômes me donnaient à craindre un simoun. Je parlai de mes craintes au capitaine ; mais il ne fit pas attention à ce que je lui disais, et me quitta sans daigner me faire une réponse. Mon malaise, toutefois, mempêcha de dormir, et, vers minuit, je montai sur le pont. Comme je mettais le pied sur la dernière marche du capot déchelle, je fus effrayé par un profond bourdonnement semblable à celui que produit lévolution rapide dune roue de moulin, et, avant que jeusse pu en vérifier la cause, je sentis que le navire tremblait dans son centre. Presque aussitôt, un coup de mer nous jeta sur le côté, et, courant par-dessus nous, balaya tout le pont de lavant à larrière.
Lextrême furie du coup de vent fit, en grande partie, le salut du navire. Quoiquil fût absolument engagé dans leau, comme ses mâts sen étaient allés par-dessus bord, il se releva lentement une minute après, et, vacillant quelques instants sous limmense pression de la tempête, finalement il se redressa.
Par quel miracle échappai-je à la mort, il mest impossible de le dire. Étourdi par le choc de leau, je me trouvai pris, quand je revins à moi, entre létambot et le gouvernail. Ce fut à grand-peine que je me remis sur mes pieds, et, regardant vertigineusement autour de moi, je fus dabord frappé de lidée que nous étions sur des brisants, tant était effrayant, au delà de toute imagination, le tourbillon de cette mer énorme et écumante dans laquelle nous étions engouffrés. Au bout de quelques instants, jentendis la voix dun vieux Suédois qui sétait embarqué avec nous au moment où nous quittions le port. Je le hélai de toute ma force, et il vint en chancelant me rejoindre à larrière. Nous reconnûmes bientôt que nous étions les seuls survivants du sinistre. Tout ce qui était sur le pont, nous exceptés, avait été balayé par-dessus bord ; le capitaine et les matelots avaient péri pendant leur sommeil, car les cabines avaient été inondées par la mer. Sans auxiliaires, nous ne pouvions pas espérer de faire grand-chose pour la sécurité du navire, et nos tentatives furent dabord paralysées par la croyance où nous étions que nous allions sombrer dun moment à lautre. Notre câble avait cassé comme un fil demballage au premier souffle de louragan ; sans cela, nous eussions été engloutis instantanément. Nous fuyions devant la mer avec une vélocité effrayante, et leau nous faisait des brèches visibles. La charpente de notre arrière était excessivement endommagée, et, presque sous tous les rapports, nous avions essuyé de cruelles avaries ; mais, à notre grande joie, nous trouvâmes que les pompes nétaient pas engorgées, et que notre chargement navait pas été très-dérangé.
La plus grande furie de la tempête était passée, et nous navions plus à craindre la violence du vent ; mais nous pensions avec terreur au cas de sa totale cessation, bien persuadés que, dans notre état davarie, nous ne pourrions pas résister à lépouvantable houle qui sensuivrait ; mais cette très-juste appréhension ne semblait pas si près de se vérifier. Pendant cinq nuits et cinq jours entiers, durant lesquels nous vécûmes de quelques morceaux de sucre de palmier tirés à grand-peine du gaillard davant, notre coque fila avec une vitesse incalculable devant des reprises de vent qui se succédaient rapidement, et qui, sans égaler la première violence du simoun, étaient cependant plus terribles quaucune tempête que jeusse essuyée jusqualors. Pendant les quatre premiers jours, notre route, sauf de très-légères variations, fut au sud-est quart de sud, et ainsi nous serions allés nous jeter sur la côte de la Nouvelle-Hollande.
Le cinquième jour, le froid devint extrême, quoique le vent eût tourné dun point vers le nord. Le soleil se leva avec un éclat jaune et maladif, et se hissa à quelques degrés à peine au-dessus de lhorizon, sans projeter une lumière franche. Il ny avait aucun nuage apparent, et cependant le vent fraîchissait, fraîchissait et soufflait avec des accès de furie. Vers midi, ou à peu près, autant que nous en pûmes juger, notre attention fut attirée de nouveau par la physionomie du soleil. Il némettait pas de lumière, à proprement parler, mais une espèce de feu sombre et triste, sans réflexion, comme si tous les rayons étaient polarisés. Juste avant de se plonger dans la mer grossissante, son feu central disparut soudainement comme sil était brusquement éteint par une puissance inexplicable. Ce nétait plus quune roue pâle et couleur dargent, quand il se précipita dans linsondable Océan.
Nous attendîmes en vain larrivée du sixième jour ; ce jour nest pas encore arrivé pour moi, pour le Suédois il nest jamais arrivé. Nous fûmes dès lors ensevelis dans des ténèbres de poix, si bien que nous naurions pas vu un objet à vingt pas du navire. Nous fûmes enveloppés dune nuit éternelle que ne tempérait même pas léclat phosphorique de la mer auquel nous étions accoutumés sous les tropiques. Nous observâmes aussi que, quoique la tempête continuât à faire rage sans accalmie, nous ne découvrions plus aucune apparence de ce ressac et de ces moutons qui nous avaient accompagnés jusque-là. Autour de nous, tout nétait quhorreur, épaisse obscurité, un noir désert débène liquide. Une terreur superstitieuse sinfiltrait par degrés dans lesprit du vieux Suédois, et mon âme, quant à moi, était plongée dans une muette stupéfaction. Nous avions abandonné tout soin du navire, comme chose plus quinutile, et nous attachant de notre mieux au tronçon du mât de misaine, nous promenions nos regards avec amertume sur limmensité de lOcéan. Nous navions aucun moyen de calculer le temps et nous ne pouvions former aucune conjecture sur notre situation. Nous étions néanmoins bien sûrs davoir été plus loin dans le sud quaucun des navigateurs précédents, et nous éprouvions un grand étonnement de ne pas rencontrer les obstacles ordinaires de glaces. Cependant, chaque minute menaçait dêtre la dernière, chaque vague se précipitait pour nous écraser. La houle surpassait tout ce que javais imaginé comme possible, et cétait un miracle de chaque instant que nous ne fussions pas engloutis. Mon camarade parlait de la légèreté de notre chargement, et me rappelait les excellentes qualités de notre bateau ; mais je ne pouvais mempêcher déprouver labsolu renoncement du désespoir, et je me préparais mélancoliquement à cette mort que rien, selon moi, ne pouvait différer au delà dune heure, puisque, à chaque nœud que filait le navire, la houle de cette mer noire et prodigieuse devenait plus lugubrement effrayante. Parfois, à une hauteur plus grande que celle de lalbatros, la respiration nous manquait, et dautres fois nous étions pris de vertige en descendant, avec une horrible vélocité dans un enfer liquide où lair devenait stagnant, et où aucun son ne pouvait troubler les sommeils du kraken.
Nous étions au fond dun de ces abîmes, quand un cri soudain de mon compagnon éclata sinistrement dans la nuit.
Voyez ! voyez ! me criait-il dans les oreilles ; Dieu tout-puissant ! Voyez ! voyez !
Comme il parlait, japerçus une lumière rouge, dun éclat sombre et triste, qui flottait sur le versant du gouffre immense où nous étions ensevelis, et jetait à notre bord un reflet vacillant. En levant les yeux, je vis un spectacle qui glaça mon sang. À une hauteur terrifiante, juste au-dessus de nous et sur la crête même du précipice, planait un navire gigantesque, de quatre mille tonneaux peut-être. Quoique juché au sommet dune vague qui avait bien cent fois sa hauteur, il paraissait dune dimension beaucoup plus grande que celle daucun vaisseau de ligne ou de la Compagnie des Indes. Son énorme coque était dun noir profond que ne tempérait aucun des ornements ordinaires dun navire. Une simple rangée de canons sallongeait de ses sabords ouverts et renvoyait, réfléchis par leurs surfaces polies, les feux dinnombrables fanaux de combat qui se balançaient dans le gréement. Mais ce qui nous inspira le plus dhorreur et détonnement, cest quil marchait toutes voiles dehors, en dépit de cette mer surnaturelle et de cette tempête effrénée. Dabord, quand nous laperçûmes, nous ne pouvions voir que son avant, parce quil ne sélevait que lentement du noir et horrible gouffre quil laissait derrière lui. Pendant un moment, moment dintense terreur, il fit une pause sur ce sommet vertigineux, comme dans lenivrement de sa propre élévation, puis trembla, sinclina, et enfin glissa sur la pente.
En ce moment, je ne sais quel sang-froid soudain maîtrisa mon esprit. Me rejetant autant que possible vers larrière, jattendis sans trembler la catastrophe qui devait nous écraser. Notre propre navire, à la longue, ne luttait plus contre la mer et plongeait de lavant. Le choc de la masse précipitée le frappa conséquemment dans cette partie de la charpente qui était déjà sous leau, et eut pour résultat inévitable de me lancer dans le gréement de létranger.
Comme je tombais, ce navire se souleva dans un temps darrêt, puis vira de bord ; et cest, je présume, à la confusion qui sensuivit que je dus déchapper à lattention de léquipage. Je neus pas grand-peine à me frayer un chemin, sans être vu, jusquà la principale écoutille, qui était en partie ouverte, et je trouvai bientôt une occasion propice pour me cacher dans la cale. Pourquoi fis-je ainsi ? je ne saurais trop le dire. Ce qui minduisit à me cacher fut peut-être un sentiment vague de terreur qui sétait emparé tout dabord de mon esprit à laspect des nouveaux navigateurs. Je ne me souciais pas de me confier à une race de gens qui, daprès le coup dœil sommaire que javais jeté sur eux, mavaient offert le caractère dune indéfinissable étrangeté et tant de motifs de doute et dappréhension. Cest pourquoi je jugeai à propos de marranger une cachette dans la cale. Jenlevai une partie du faux bordage, de manière à me ménager une retraite commode entre les énormes membrures du navire.
Javais à peine achevé ma besogne quun bruit de pas dans la cale me contraignit den faire usage. Un homme passa à côté de ma cachette dun pas faible et mal assuré. Je ne pus pas voir son visage, mais jeus le loisir dobserver son aspect général. Il y avait en lui tout le caractère de la faiblesse et de la caducité. Ses genoux vacillaient sous la charge des années, et tout son être en tremblait. Il se parlait à lui-même, marmottait dune voix basse et cassée quelques mots dune langue que je ne pus pas comprendre, et farfouillait dans un coin où lon avait empilé des instruments dun aspect étrange et des cartes marines délabrées. Ses manières étaient un singulier mélange de la maussaderie dune seconde enfance et de la dignité solennelle dun dieu. À la longue, il remonta sur le pont, et je ne le vis plus.
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Un sentiment pour lequel je ne trouve pas de mot a pris possession de mon âme, une sensation qui nadmet pas danalyse, qui na pas sa traduction dans les lexiques du passé, et pour laquelle je crains que lavenir lui-même ne trouve pas de clef. Pour un esprit constitué comme le mien, cette dernière considération est un vrai supplice. Jamais je ne pourrai, je sens que je ne pourrai jamais être édifié relativement à la nature de mes idées. Toutefois, il nest pas étonnant que ces idées soient indéfinissables, puisquelles sont puisées à des sources si entièrement neuves. Un nouveau sentiment une nouvelle entité est ajouté à mon âme.
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Il y a bien longtemps que jai touché pour la première fois le pont de ce terrible navire, et les rayons de ma destinée vont, je crois, se concentrant et sengloutissant dans un foyer. Incompréhensibles gens ! Enveloppés dans des méditations dont je ne puis deviner la nature, ils passent à côté de moi sans me remarquer. Me cacher est pure folie de ma part, car ce monde-là ne veut pas voir. Il ny a quun instant, je passais juste sous les yeux du second ; peu de temps auparavant, je métais aventuré jusque dans la cabine du capitaine lui-même, et cest là que je me suis procuré les moyens décrire ceci et tout ce qui précède. Je continuerai ce journal de temps en temps. Il est vrai que je ne puis trouver aucune occasion de le transmettre au monde ; pourtant, jen veux faire lessai. Au dernier moment jenfermerai le manuscrit dans une bouteille, et je jetterai le tout à la mer.
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Un incident est survenu qui ma de nouveau donné lieu à réfléchir. De pareilles choses sont-elles lopération dun hasard indiscipliné ? Je métais faufilé sur le pont et métais étendu, sans attirer lattention de personne, sur un amas denfléchures et de vieilles voiles, dans le fond de la yole. Tout en rêvant à la singularité de ma destinée, je barbouillais sans y penser, avec une brosse à goudron, les bords dune bonnette soigneusement pliée et posée à côté de moi sur un baril. La bonnette est maintenant tendue sur ses bouts-dehors, et les touches irréfléchies de la brosse figurent le mot DÉCOUVERTE.
Jai fait récemment plusieurs observations sur la structure du vaisseau. Quoique bien armé, ce nest pas, je crois, un vaisseau de guerre. Son gréement, sa structure, tout son équipement repoussent une supposition de cette nature. Ce quil nest pas, je le perçois facilement ; mais ce quil est, je crains quil ne me soit impossible de le dire. Je ne sais comment cela se fait, mais, en examinant son étrange modèle et la singulière forme de ses espars, ses proportions colossales, cette prodigieuse collection de voiles, son avant sévèrement simple et son arrière dun style suranné, il me semble parfois que la sensation dobjets qui ne me sont pas inconnus traverse mon esprit comme un éclair, et toujours à ces ombres flottantes de la mémoire est mêlé un inexplicable souvenir de vieilles légendes étrangères et de siècles très-anciens.
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Jai bien regardé la charpente du navire. Elle est faite de matériaux qui me sont inconnus. Il y a dans le bois un caractère qui me frappe, comme le rendant, ce me semble, impropre à lusage auquel il a été destiné. Je veux parler de son extrême porosité, considérée indépendamment des dégâts faits par les vers, qui sont une conséquence de la navigation dans ces mers, et de la pourriture résultant de la vieillesse. Peut-être trouvera-t-on mon observation quelque peu subtile, mais il me semble que ce bois aurait tout le caractère du chêne espagnol, si le chêne espagnol pouvait être dilaté par des moyens artificiels.
En relisant la phrase précédente, il me revient à lesprit un curieux apophtegme dun vieux loup de mer hollandais.
Cela est positif, disait-il toujours quand on exprimait quelque doute sur sa véracité, comme il est positif quil y a une mer où le navire lui-même grossit comme le corps vivant dun marin.
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Il y a environ une heure, je me suis senti la hardiesse de me glisser dans un groupe dhommes de léquipage. Ils nont pas eu lair de faire attention à moi, et quoique je me tinsse juste au milieu deux, ils paraissaient navoir aucune conscience de ma présence. Comme celui que javais vu le premier dans la cale, ils portaient tous les signes dune vieillesse chenue. Leurs genoux tremblaient de faiblesse ; leurs épaules étaient arquées par la décrépitude ; leur peau ratatinée frissonnait au vent ; leur voix était basse, chevrotante et cassée ; leurs yeux distillaient les larmes brillantes de la vieillesse, et leurs cheveux gris fuyaient terriblement dans la tempête. Autour deux, de chaque côté du pont, gisaient éparpillés des instruments mathématiques dune structure très-ancienne et tout à fait tombée en désuétude.
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Jai parlé un peu plus haut dune bonnette quon avait installée. Depuis ce moment, le navire chassé par le vent na pas discontinué sa terrible course droit au sud, chargé de toute sa toile disponible depuis ses pommes de mâts jusquà ses bouts-dehors inférieurs, et plongeant ses bouts de vergues de perroquet dans le plus effrayant enfer liquide que jamais cervelle humaine ait pu concevoir. Je viens de quitter le pont, ne trouvant plus la place tenable ; cependant, léquipage ne semble pas souffrir beaucoup. Cest pour moi le miracle des miracles quune si énorme masse ne soit pas engloutie tout de suite et pour toujours. Nous sommes condamnés, sans doute, à côtoyer éternellement le bord de léternité, sans jamais faire notre plongeon définitif dans le gouffre. Nous glissons avec la prestesse de lhirondelle de mer sur des vagues mille fois plus effrayantes quaucune de celles que jai jamais vues ; et des ondes colossales élèvent leurs têtes au-dessus de nous comme des démons de labîme, mais comme des démons restreints aux simples menaces et auxquels il est défendu de détruire. Je suis porté à attribuer cette bonne chance perpétuelle à la seule cause naturelle qui puisse légitimer un pareil effet. Je suppose que le navire est soutenu par quelque fort courant ou remous sous-marin.
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Jai vu le capitaine face à face, et dans sa propre cabine ; mais, comme je my attendais, il na fait aucune attention à moi. Bien quil ny ait rien dans sa physionomie générale qui révèle, pour lœil du premier venu, quelque chose de supérieur ou dinférieur à lhomme, toutefois létonnement que jéprouvai à son aspect se mêlait dun sentiment de respect et de terreur irrésistible. Il est à peu près de ma taille, cest-à-dire de cinq pieds huit pouces environ. Il est bien proportionné, bien pris dans son ensemble ; mais cette constitution nannonce ni vigueur particulière ni quoi que ce soit de remarquable. Mais cest la singularité de lexpression qui règne sur sa face, cest lintense, terrible, saisissante évidence de la vieillesse, si entière, si absolue, qui crée dans mon esprit un sentiment, une sensation ineffable. Son front, quoique peu ridé, semble porter le sceau dune myriade dannées. Ses cheveux gris sont des archives du passé, et ses yeux, plus gris encore, sont des sibylles de lavenir. Le plancher de sa cabine était encombré détranges in-folio à fermoirs de fer, dinstruments de science usés et danciennes cartes dun style complètement oublié. Sa tête était appuyée sur ses mains, et dun œil ardent et inquiet il dévorait un papier que je pris pour une commission, et qui, en tout cas, portait une signature royale. Il se parlait à lui-même, comme le premier matelot que javais aperçu dans la cale, et marmottait dune voix basse et chagrine quelques syllabes dune langue étrangère ; et, bien que je fusse tout à côté de lui, il me semblait que sa voix arrivait à mon oreille de la distance dun mille.
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Le navire avec tout ce quil contient est imprégné de lesprit des anciens âges. Les hommes de léquipage glissent çà et là comme les ombres des siècles enterrés ; dans leurs yeux vit une pensée ardente et inquiète ; et quand, sur mon chemin, leurs mains tombent dans la lumière effarée des fanaux, jéprouve quelque chose que je nai jamais éprouvé jusquà présent, quoique toute ma vie jaie eu la folie des antiquités, et que je me sois baigné dans lombre des colonnes ruinées de Balbeck, de Tadmor et de Persépolis, tant quà la fin mon âme elle-même est devenue une ruine.
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Quand je regarde autour de moi, je suis honteux de mes premières terreurs. Si la tempête qui nous a poursuivis jusquà présent me fait trembler, ne devrais-je pas être frappé dhorreur devant cette bataille du vent et de lOcéan, dont les mots vulgaires : tourbillon et simoun ne peuvent pas donner la moindre idée ? Le navire est littéralement enfermé dans les ténèbres dune éternelle nuit et dans un chaos deau qui nécume plus ; mais, à une distance dune lieue environ de chaque côté, nous pouvons apercevoir, indistinctement et par intervalles, de prodigieux remparts de glace qui montent vers le ciel désolé et ressemblent aux murailles de lunivers !
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Comme je lavais pensé, le navire est évidemment dans un courant, si lon peut proprement appeler ainsi une marée qui va mugissant et hurlant à travers les blancheurs de la glace, et fait entendre du côté du sud un tonnerre plus précipité que celui dune cataracte tombant à pic.
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Concevoir lhorreur de mes sensations est, je crois, chose absolument impossible ; cependant, la curiosité de pénétrer les mystères de ces effroyables régions surplombe encore mon désespoir et suffit à me réconcilier avec le plus hideux aspect de la mort. Il est évident que nous nous précipitons vers quelque entraînante découverte, quelque incommunicable secret dont la connaissance implique la mort. Peut-être ce courant nous conduit-il au pôle sud lui-même. Il faut avouer que cette supposition, si étrange en apparence, a toute probabilité pour elle.
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Léquipage se promène sur le pont dun pas tremblant et inquiet ; mais il y a dans toutes les physionomies une expression qui ressemble plutôt à lardeur de lespérance quà lapathie du désespoir.
Cependant nous avons toujours le vent arrière, et, comme nous portons une masse de toile, le navire senlève quelquefois en grand hors de la mer. Oh ! horreur sur horreur ! la glace souvre soudainement à droite et à gauche, et nous tournons vertigineusement dans dimmenses cercles concentriques, tout autour des bords dun gigantesque amphithéâtre, dont les murs perdent leur sommet dans les ténèbres et lespace. Mais il ne me reste que peu de temps pour rêver à ma destinée ! Les cercles se rétrécissent rapidement, nous plongeons follement dans létreinte du tourbillon, et, à travers le mugissement, le beuglement et le détonnement de lOcéan et de la tempête, le navire tremble, ô Dieu ! il se dérobe… il sombre !
UNE DESCENTE DANS LE MAELSTRÖM
Les voies de Dieu, dans la nature comme dans lordre de la Providence, ne sont point nos voies ; et les types que nous concevons nont aucune mesure commune avec la vastitude, la profondeur et lincompréhensibilité de ses œuvres, qui contiennent en elles un abîme plus profond que le puits de Démocrite.
JOSEPH GLANVILL.
Nous avions atteint le sommet du rocher le plus élevé. Le vieil homme, pendant quelques minutes, sembla trop épuisé pour parler.
Il ny a pas encore bien longtemps, dit-il à la fin je vous aurais guidé par ici aussi bien que le plus jeune de mes fils. Mais, il y a trois ans, il mest arrivé une aventure plus extraordinaire que nen essuya jamais un être mortel ou du moins telle que jamais homme ny a survécu pour la raconter, et les six mortelles heures que jai endurées mont brisé le corps et lâme. Vous me croyez très-vieux, mais je ne le suis pas. Il a suffi du quart dune journée pour blanchir ces cheveux noirs comme du jais, affaiblir mes membres et détendre mes nerfs au point de trembler après le moindre effort et dêtre effrayé par une ombre. Savez-vous bien que je puis à peine, sans attraper le vertige, regarder par-dessus ce petit promontoire.
Le petit promontoire sur le bord duquel il sétait si négligemment jeté pour se reposer, de façon que la partie la plus pesante de son corps surplombait, et quil nétait garanti dune chute que par le point dappui que prenait son coude sur larête extrême et glissante, le petit promontoire sélevait à quinze ou seize cents pieds environ dun chaos de rochers situés au-dessous de nous, immense précipice de granit luisant et noir. Pour rien au monde je naurais voulu me hasarder à six pieds du bord. Véritablement, jétais si profondément agité par la situation périlleuse de mon compagnon, que je me laissai tomber tout de mon long sur le sol, maccrochant à quelques arbustes voisins, nosant pas même lever les yeux vers le ciel. Je mefforçais en vain de me débarrasser de lidée que la fureur du vent mettait en danger la base même de la montagne. Il me fallut du temps pour me raisonner et trouver le courage de me mettre sur mon séant et de regarder au loin dans lespace.
Il vous faut prendre le dessus sur ces lubies-là, me dit le guide, car je vous ai amené ici pour vous faire voir à loisir le théâtre de lévénement dont je parlais tout à lheure, et pour vous raconter toute lhistoire avec la scène même sous vos yeux.
« Nous sommes maintenant, reprit-il avec cette manière minutieuse qui le caractérisait, nous sommes maintenant sur la côte même de Norvège, au 68e degré de latitude, dans la grande province de Nortland et dans le lugubre district de Lofoden. La montagne dont nous occupons le sommet est Helseggen, la Nuageuse. Maintenant, levez-vous un peu ; accrochez-vous au gazon, si vous sentez venir le vertige, cest cela, et regardez au delà de cette ceinture de vapeurs qui cache la mer à nos pieds. »
Je regardai vertigineusement, et je vis une vaste étendue de mer, dont la couleur dencre me rappela tout dabord le tableau du géographe Nubien et sa Mer des Ténèbres. Cétait un panorama plus effroyablement désolé quil nest donné à une imagination humaine de le concevoir. À droite et à gauche, aussi loin que lœil pouvait atteindre, sallongeaient, comme les remparts du monde, les lignes dune falaise horriblement noire et surplombante, dont le caractère sombre était puissamment renforcé par le ressac qui montait jusque sur sa crête blanche et lugubre, hurlant et mugissant éternellement. Juste en face du promontoire sur le sommet duquel nous étions placés, à une distance de cinq ou six milles en mer, on apercevait une île qui avait lair désert, ou plutôt on la devinait au moutonnement énorme des brisants dont elle était enveloppée. À deux milles environ plus près de la terre, se dressait un autre îlot plus petit, horriblement pierreux et stérile, et entouré de groupes interrompus de roches noires.
Laspect de lOcéan, dans létendue comprise entre le rivage et lîle la plus éloignée, avait quelque chose dextraordinaire. En ce moment même, il soufflait du côté de la terre une si forte brise, quun brick, tout au large, était à la cape avec deux ris dans sa toile et que sa coque disparaissait quelquefois tout entière ; et pourtant il ny avait rien qui ressemblât à une houle régulière, mais seulement, et en dépit du vent, un clapotement deau, bref, vif et tracassé dans tous les sens ; très-peu décume, excepté dans le voisinage immédiat des rochers.
Lîle que vous voyez là-bas, reprit le vieil homme, est appelée par les Norvégiens Vurrgh. Celle qui est à moitié chemin est Moskoe. Celle qui est à un mille au nord est Ambaaren. Là-bas sont Islesen, Hotholm, Keildhelm, Suarven et Buckholm. Plus loin, entre Moskoe et Vurrgh, Otterholm, Flimen, Sandflesen et Stockholm. Tels sont les vrais noms de ces endroits ; mais pourquoi ai-je jugé nécessaire de vous les nommer, je nen sais rien, je ny puis rien comprendre, pas plus que vous. Entendez-vous quelque chose ? Voyez-vous quelque changement sur leau ?
Nous étions depuis dix minutes environ au haut de Helseggen, où nous étions montés en partant de lintérieur de Lofoden, de sorte que nous navions pu apercevoir la mer que lorsquelle nous avait apparu tout dun coup du sommet le plus élevé. Pendant que le vieil homme parlait, jeus la perception dun bruit très-fort et qui allait croissant, comme le mugissement dun immense troupeau de buffles dans une prairie dAmérique ; et, au moment même, je vis ce que les marins appellent le caractère clapoteux de la mer se changer rapidement en un courant qui se faisait vers lest. Pendant que je regardais, ce courant prit une prodigieuse rapidité. Chaque instant ajoutait à sa vitesse, à son impétuosité déréglée. En cinq minutes, toute la mer, jusquà Vurrgh, fut fouettée par une indomptable furie ; mais cétait entre Moskoe et la côte que dominait principalement le vacarme. Là, le vaste lit des eaux, sillonné et couturé par mille courants contraires, éclatait soudainement en convulsions frénétiques, haletant, bouillonnant, sifflant, pirouettant en gigantesques et innombrables tourbillons, et tournoyant et se ruant tout entier vers lest avec une rapidité qui ne se manifeste que dans des chutes deau précipitées.
Au bout de quelques minutes, le tableau subit un autre changement radical. La surface générale devint un peu plus unie, et les tourbillons disparurent un à un, pendant que de prodigieuses bandes décume apparurent là où je nen avais vu aucune jusqualors. Ces bandes, à la longue, sétendirent à une grande distance, et, se combinant entre elles, elles adoptèrent le mouvement giratoire des tourbillons apaisés et semblèrent former le germe dun vortex plus vaste. Soudainement, très-soudainement, celui-ci apparut et prit une existence distincte et définie, dans un cercle de plus dun mille de diamètre. Le bord du tourbillon était marqué par une large ceinture décume lumineuse ; mais pas une parcelle ne glissait dans la gueule du terrible entonnoir, dont lintérieur, aussi loin que lœil pouvait y plonger, était fait dun mur liquide, poli, brillant et dun noir de jais, faisant avec lhorizon un angle de 45 degrés environ, tournant sur lui-même sous linfluence dun mouvement étourdissant, et projetant dans les airs une voix effrayante, moitié cri, moitié rugissement, telle que la puissante cataracte du Niagara elle-même, dans ses convulsions, nen a jamais envoyé de pareille vers le ciel.
La montagne tremblait dans sa base même, et le roc remuait. Je me jetai à plat ventre, et, dans un excès dagitation nerveuse, je maccrochai au maigre gazon.
Ceci, dis-je enfin au vieillard, ne peut pas être autre chose que le grand tourbillon du Maelström.
On lappelle quelquefois ainsi, dit-il ; mais nous autres Norvégiens, nous le nommons le Moskoe-Strom, de lîle de Moskoe, qui est située à moitié chemin.
Les descriptions ordinaires de ce tourbillon ne mavaient nullement préparé à ce que je voyais. Celle de Jonas Ramus, qui est peut-être plus détaillée quaucune autre ne donne pas la plus légère idée de la magnificence et de lhorreur du tableau, ni de létrange et ravissante sensation de nouveauté qui confond le spectateur. Je ne sais pas précisément de quel point de vue ni à quelle heure la vu lécrivain en question ; mais ce ne peut être ni du sommet de Helseggen, ni pendant une tempête. Il y a néanmoins quelques passages de sa description qui peuvent être cités pour les détails, quoiquils soient très-insuffisants pour donner une impression du spectacle.
« Entre Lofoden et Moskoe, dit-il, la profondeur de leau est de trente-six à quarante brasses ; mais, de lautre côté, du côté de Ver (il veut dire Vurrgh), cette profondeur diminue au point quun navire ne pourrait y chercher un passage sans courir le danger de se déchirer sur les roches, ce qui peut arriver par le temps le plus calme. Quand vient la marée, le courant se jette dans lespace compris entre Lofoden et Moskoe avec une tumultueuse rapidité ; mais le rugissement de son terrible reflux est à peine égalé par celui des plus hautes et des plus terribles cataractes ; le bruit se fait entendre à plusieurs lieues, et les tourbillons ou tournants creux sont dune telle étendue et dune telle profondeur, que, si un navire entre dans la région de son attraction, il est inévitablement absorbé et entraîné au fond, et, là, déchiré en morceaux contre les rochers ; et, quand le courant se relâche, les débris sont rejetés à la surface. Mais ces intervalles de tranquillité nont lieu quentre le reflux et le flux, par un temps calme, et ne durent quun quart dheure ; puis la violence du courant revient graduellement.
« Quand il bouillonne le plus et quand sa force est accrue par une tempête, il est dangereux den approcher, même dun mille norvégien. Des barques, des yachts, des navires ont été entraînés pour ny avoir pas pris garde avant de se trouver à portée de son attraction. Il arrive assez fréquemment que des baleines viennent trop près du courant et sont maîtrisées par sa violence ; et il est impossible de décrire leurs mugissements et leurs beuglements dans leur inutile effort pour se dégager.
« Une fois, un ours, essayant de passer à la nage le détroit entre Lofoden et Moskoe, fut saisi par le courant et emporté au fond ; il rugissait si effroyablement quon lentendait du rivage. De vastes troncs de pins et de sapins, engloutis par le courant, reparaissent brisés et déchirés, au point quon dirait quil leur a poussé des poils. Cela démontre clairement que le fond est fait de roches pointues sur lesquelles ils ont été roulés çà et là. Ce courant est réglé par le flux et le reflux de la mer, qui a constamment lieu de six en six heures. Dans lannée 1645, le dimanche de la Sexagésime, de fort grand matin, il se précipita avec un tel fracas et une telle impétuosité, que des pierres se détachaient des maisons de la côte… »
En ce qui concerne la profondeur de leau, je ne comprends pas comment on a pu sen assurer dans la proximité immédiate du tourbillon. Les quarante brasses doivent avoir trait seulement aux parties du canal qui sont tout près du rivage, soit de Moskoe, soit de Lofoden. La profondeur au centre du Moskoe-Strom doit être incommensurablement plus grande, et il suffit, pour en acquérir la certitude, de jeter un coup dœil oblique dans labîme du tourbillon, quand on est sur le sommet le plus élevé de Helseggen. En plongeant mon regard du haut de ce pic dans le Phlégéthon hurlant, je ne pouvais mempêcher de sourire de la simplicité avec laquelle le bon Jonas Ramus raconte, comme choses difficiles à croire, ses anecdotes dours et de baleines ; car il me semblait que cétait chose évidente de soi que le plus grand vaisseau de ligne possible arrivant dans le rayon de cette mortelle attraction, devait y résister aussi peu quune plume à un coup de vent et disparaître tout en grand et tout dun coup.
Les explications quon a données du phénomène, dont quelques-unes, je me le rappelle, me paraissaient suffisamment plausibles à la lecture, avaient maintenant un aspect très-différent et très-peu satisfaisant. Lexplication généralement reçue est que, comme les trois petits tourbillons des îles Féroë, celui-ci « na pas dautre cause que le choc des vagues montant et retombant, au flux et au reflux, le long dun banc de roches qui endigue les eaux et les rejette en cataracte ; et quainsi, plus la marée sélève, plus la chute est profonde, et que le résultat naturel est un tourbillon ou vortex, dont la prodigieuse puissance de succion est suffisamment démontrée par de moindres exemples ». Tels sont les termes de lEncyclopédie britannique. Kircher et dautres imaginent quau milieu du canal du Maelström est un abîme qui traverse le globe et aboutit dans quelque région très-éloignée ; le golfe de Bothnie a même été désigné une fois un peu légèrement. Cette opinion assez puérile était celle à laquelle, pendant que je contemplais le lieu, mon imagination donnait le plus volontiers son assentiment ; et, comme jen faisais part au guide, je fus assez surpris de lentendre me dire que, bien que telle fût lopinion presque générale des Norvégiens à ce sujet, ce nétait néanmoins pas la sienne. Quant à cette idée, il confessa quil était incapable de la comprendre, et je finis par être daccord avec lui ; car, pour concluante quelle soit sur le papier, elle devient absolument inintelligible et absurde à côté du tonnerre de labîme.
Maintenant que vous avez bien vu le tourbillon, me dit le vieil homme, si vous voulez que nous nous glissions derrière cette roche, sous le vent, de manière quelle amortisse le vacarme de leau, je vous conterai une histoire qui vous convaincra que je dois en savoir quelque chose, du Moskoe-Strom !
Je me plaçai comme il le désirait, et il commença :
Moi et mes deux frères, nous possédions autrefois un semaque gréé en goélette, de soixante et dix tonneaux à peu près, avec lequel nous pêchions habituellement parmi les îles au delà de Moskoe, près de Vurrgh. Tous les violents remous de mer donnent une bonne pêche, pourvu quon sy prenne en temps opportun et quon ait le courage de tenter laventure ; mais, parmi tous les hommes de la côte de Lofoden, nous trois seuls, nous faisions notre métier ordinaire daller aux îles, comme je vous dis. Les pêcheries ordinaires sont beaucoup plus bas vers le sud. On y peut prendre du poisson à toute heure, sans courir grand risque, et naturellement ces endroits-là sont préférés ; mais les places de choix, par ici, entre les rochers, donnent non seulement le poisson de la plus belle qualité, mais aussi en bien plus grande abondance ; si bien que nous prenions souvent en un seul jour ce que les timides dans le métier nauraient pas pu attraper tous ensemble en une semaine. En somme, nous faisions de cela une espèce de spéculation désespérée, le risque de la vie remplaçait le travail, et le courage tenait lieu de capital.
« Nous abritions notre semaque dans une anse à cinq milles sur la côte au-dessus de celle-ci ; et cétait notre habitude, par le beau temps, de profiter du répit de quinze minutes pour nous lancer à travers le canal principal du Moskoe-Strom, bien au-dessus du trou, et daller jeter lancre quelque part dans la proximité dOtterholm ou de Sandflesen, où les remous ne sont pas aussi violents quailleurs. Là, nous attendions ordinairement, pour lever lancre et retourner chez nous, à peu près jusquà lheure de lapaisement des eaux. Nous ne nous aventurions jamais dans cette expédition sans un bon vent arrière pour aller et revenir, un vent dont nous pouvions être sûrs pour notre retour, et nous nous sommes rarement trompés sur ce point. Deux fois, en six ans, nous avons été forcés de passer la nuit à lancre par suite dun calme plat, ce qui est un cas bien rare dans ces parages ; et, une autre fois, nous sommes restés à terre près dune semaine, affamés jusquà la mort, grâce à un coup de vent qui se mit à souffler peu de temps après notre arrivée et rendit le canal trop orageux pour songer à le traverser. Dans cette occasion, nous aurions été entraînés au large en dépit de tout (car les tourbillons nous ballottaient çà et là avec une telle violence, quà la fin nous avions chassé sur notre ancre faussée), si nous navions dérivé dans un de ces innombrables courants qui se forment, ici aujourdhui, et demain ailleurs, et qui nous conduisit sous le vent de Flimen, où, par bonheur, nous pûmes mouiller.
« Je ne vous dirai pas la vingtième partie des dangers que nous essuyâmes dans les pêcheries, cest un mauvais parage, même par le beau temps, mais nous trouvions toujours moyen de défier le Moskoe-Strom sans accident ; parfois pourtant le cœur me montait aux lèvres quand nous étions dune minute en avance ou en retard sur laccalmie. Quelquefois, le vent nétait pas aussi vif que nous lespérions en mettant à la voile, et alors nous allions moins vite que nous ne laurions voulu, pendant que le courant rendait le semaque plus difficile à gouverner.
« Mon frère aîné avait un fils âgé de dix-huit ans, et javais pour mon compte deux grands garçons. Ils nous eussent été dun grand secours dans de pareils cas, soit quils eussent pris les avirons, soit quils eussent pêché à larrière mais, vraiment, bien que nous consentissions à risquer notre vie, nous navions pas le cœur de laisser ces jeunesses affronter le danger ; car, tout bien considéré, cétait un horrible danger, cest la pure vérité.
« Il y a maintenant trois ans moins quelques jours quarriva ce que je vais vous raconter. Cétait le 10 juillet 18.., un jour que les gens de ce pays noublieront jamais, car ce fut un jour où souffla la plus horrible tempête qui soit jamais tombée de la calotte des cieux. Cependant, toute la matinée et même fort avant dans laprès-midi, nous avions eu une jolie brise bien faite du sud-ouest, le soleil était superbe, si bien que le plus vieux loup de mer naurait pas pu prévoir ce qui allait arriver.
« Nous étions passés tous les trois, mes deux frères et moi, à travers les îles à deux heures de laprès-midi environ, et nous eûmes bientôt chargé le semaque de fort beau poisson, qui nous lavions remarqué tous trois était plus abondant ce jour-là que nous ne lavions jamais vu. Il était juste sept heures à ma montre quand nous levâmes lancre pour retourner chez nous, de manière à faire le plus dangereux du Strom dans lintervalle des eaux tranquilles, que nous savions avoir lieu à huit heures.
« Nous partîmes avec une bonne brise à tribord, et, pendant quelque temps, nous filâmes très-rondement, sans songer le moins du monde au danger ; car, en réalité, nous ne voyions pas la moindre cause dappréhension. Tout à coup nous fûmes masqués par une saute de vent qui venait de Helseggen. Cela était tout à fait extraordinaire, cétait une chose qui ne nous était jamais arrivée et je commençais à être un peu inquiet, sans savoir exactement pourquoi. Nous fîmes arriver au vent, mais nous ne pûmes jamais fendre les remous, et jétais sur le point de proposer de retourner au mouillage, quand, regardant à larrière, nous vîmes tout lhorizon enveloppé dun nuage singulier, couleur de cuivre, qui montait avec la plus étonnante vélocité.
« En même temps, la brise qui nous avait pris en tête tomba, et, surpris alors par un calme plat, nous dérivâmes à la merci de tous les courants. Mais cet état de choses ne dura pas assez longtemps pour nous donner le temps dy réfléchir. En moins dune minute, la tempête était sur nous, une minute après, le ciel était entièrement chargé, et il devint soudainement si noir, quavec les embruns qui nous sautaient aux yeux nous ne pouvions plus nous voir lun lautre à bord.
« Vouloir décrire un pareil coup de vent, ce serait folie. Le plus vieux marin de Norvège nen a jamais essuyé de pareil. Nous avions amené toute la toile avant que le coup de vent nous surprît ; mais, dès la première rafale, nos deux mâts vinrent par-dessus bord, comme sils avaient été sciés par le pied, le grand mât emportant avec lui mon plus jeune frère qui sy était accroché par prudence.
« Notre bateau était bien le plus léger joujou qui eût jamais glissé sur la mer. Il avait un pont effleuré avec une seule petite écoutille à lavant, et nous avions toujours eu pour habitude de la fermer solidement en traversant le Strom, bonne précaution dans une mer clapoteuse. Mais, dans cette circonstance présente, nous aurions sombré du premier coup, car, pendant quelques instants, nous fûmes littéralement ensevelis sous leau. Comment mon frère aîné échappa-t-il à la mort ? je ne puis le dire, je nai jamais pu me lexpliquer. Pour ma part, à peine avais-je lâché la misaine, que je métais jeté sur le pont à plat ventre, les pieds contre létroit plat-bord de lavant, et les mains accrochées à un boulon, auprès du pied du mât de misaine. Le pur instinct mavait fait agir ainsi, cétait indubitablement ce que javais de mieux à faire, car jétais trop ahuri pour penser.
« Pendant quelques minutes, nous fûmes complètement inondés, comme je vous le disais, et, pendant tout ce temps, je retins ma respiration et me cramponnai à lanneau. Quand je sentis que je ne pouvais pas rester ainsi plus longtemps sans être suffoqué, je me dressai sur mes genoux, tenant toujours bon avec mes mains, et je dégageai ma tête. Alors, notre petit bateau donna de lui-même une secousse, juste comme un chien qui sort de leau, et se leva en partie au-dessus de la mer. Je mefforçais alors de secouer de mon mieux la stupeur qui mavait envahi et de recouvrer suffisamment mes esprits pour voir ce quil y avait à faire, quand je sentis quelquun qui me saisissait le bras. Cétait mon frère aîné, et mon cœur en sauta de joie, car je le croyais parti par-dessus bord ; mais, un moment après, toute cette joie se changea en horreur, quand, appliquant sa bouche à mon oreille, il vociféra ce simple mot : Le Moskoe-Strom !
« Personne ne saura jamais ce que furent en ce moment mes pensées. Je frissonnai de la tête aux pieds, comme pris du plus violent accès de fièvre. Je comprenais suffisamment ce quil entendait par ce seul mot, je savais bien ce quil voulait me faire entendre ! Avec le vent qui nous poussait maintenant, nous étions destinés au tourbillon du Strom, et rien ne pouvait nous sauver !
« Vous avez bien compris quen traversant le canal de Strom, nous faisions toujours notre route bien au-dessus du tourbillon, même par le temps le plus calme, et encore avions-nous bien soin dattendre et dépier le répit de la marée ; mais, maintenant, nous courions droit sur le gouffre lui-même, et avec une pareille tempête ! « À coup sûr, pensai-je, nous y serons juste au moment de laccalmie, il y a là encore un petit espoir. » Mais, une minute après, je me maudissais davoir été assez fou pour rêver dune espérance quelconque. Je voyais parfaitement que nous étions condamnés, eussions-nous été un vaisseau de je ne sais combien de canons !
« En ce moment, la première fureur de la tempête était passée, ou peut-être ne la sentions-nous pas autant parce que nous fuyions devant ; mais, en tout cas, la mer, que le vent avait dabord maîtrisée, plane et écumeuse, se dressait maintenant en véritables montagnes. Un changement singulier avait eu lieu aussi dans le ciel. Autour de nous, dans toutes les directions, il était toujours noir comme de la poix, mais presque au-dessus de nous il sétait fait une ouverture circulaire, un ciel clair, clair comme je ne lai jamais vu, dun bleu brillant et foncé, et à travers ce trou resplendissait la pleine lune avec un éclat que je ne lui avais jamais connu. Elle éclairait toutes choses autour de nous avec la plus grande netteté, mais, grand Dieu ! quelle scène à éclairer !
« Je fis un ou deux efforts pour parler à mon frère ; mais le vacarme, sans que je pusse mexpliquer comment, sétait accru à un tel point, que je ne pus lui faire entendre un seul mot, bien que je criasse dans son oreille de toute la force de mes poumons. Tout à coup il secoua la tête, devint pâle comme la mort, et leva un de ses doigts comme pour me dire : Écoute !
« Dabord, je ne compris pas ce quil voulait dire, mais bientôt une épouvantable pensée se fit jour en moi. Je tirai ma montre de mon gousset. Elle ne marchait pas. Je regardai le cadran au clair de la lune, et je fondis en larmes en la jetant au loin dans lOcéan. Elle sétait arrêtée à sept heures ! Nous avions laissé passer le répit de la marée, et le tourbillon du Strom était dans sa pleine furie !
« Quand un navire est bien construit, proprement équipé et pas trop chargé, les lames, par une grande brise, et quand il est au large, semblent toujours séchapper de dessous sa quille, ce qui parait très-étrange à un homme de terre, et ce quon appelle, en langage de bord, chevaucher (riding.) Cela allait bien, tant que nous grimpions lestement sur la houle ; mais, actuellement, une mer gigantesque venait nous prendre par notre arrière et nous enlevait avec elle, haut, haut, comme pour nous pousser jusquau ciel. Je naurais jamais cru quune lame pût monter si haut. Puis nous descendions en faisant une courbe, une glissade, un plongeon, qui me donnait la nausée et le vertige, comme si je tombais en rêve du haut dune immense montagne. Mais, du haut de la lame, javais jeté un rapide coup dœil autour de moi, et ce seul coup dœil avait suffi. Je vis exactement notre position en une seconde. Le tourbillon de Moskoe-Strom était à un quart de mille environ, droit devant nous, mais il ressemblait aussi peu au Moskoe-Strom de tous les jours que ce tourbillon que vous voyez maintenant ressemble à un remous de moulin. Si je navais pas su où nous étions et ce que nous avions à attendre, je naurais pas reconnu lendroit. Tel que je le vis, je fermai involontairement les yeux dhorreur ; mes paupières se collèrent comme dans un spasme.
« Moins de deux minutes après, nous sentîmes tout à coup la vague sapaiser, et nous fûmes enveloppés décume. Le bateau fit un brusque demi-tour par bâbord, et partit dans cette nouvelle direction comme la foudre. Au même instant, le rugissement de leau se perdit dans une espèce de clameur aiguë, un son tel que vous pouvez le concevoir en imaginant les soupapes de plusieurs milliers de steamers lâchant à la fois leur vapeur. Nous étions alors dans la ceinture moutonneuse qui cercle toujours le tourbillon ; et je croyais naturellement quen une seconde nous allions plonger dans le gouffre, au fond duquel nous ne pouvions pas voir distinctement, en raison de la prodigieuse vélocité avec laquelle nous y étions entraînés. Le bateau ne semblait pas plonger dans leau, mais la raser, comme une bulle dair qui voltige sur la surface de la lame. Nous avions le tourbillon à tribord, et à bâbord se dressait le vaste Océan que nous venions de quitter. Il sélevait comme un mur gigantesque se tordant entre nous et lhorizon.
« Cela peut paraître étrange ; mais alors, quand nous fûmes dans la gueule même de labîme, je me sentis plus de sang-froid que quand nous en approchions. Ayant fait mon deuil de toute espérance, je fus délivré dune grande partie de cette terreur qui mavait dabord écrasé. Je suppose que cétait le désespoir qui raidissait mes nerfs.
« Vous prendrez peut-être cela pour une fanfaronnade, mais ce que je vous dis est la vérité : je commençai à songer quelle magnifique chose cétait de mourir dune pareille manière, et combien il était sot à moi de moccuper dun aussi vulgaire intérêt que ma conservation individuelle, en face dune si prodigieuse manifestation de la puissance de Dieu. Je crois que je rougis de honte quand cette idée traversa mon esprit. Peu dinstants après, je fus possédé de la plus ardente curiosité relativement au tourbillon lui-même. Je sentis positivement le désir dexplorer ses profondeurs, même au prix du sacrifice que jallais faire ; mon principal chagrin était de penser que je ne pourrais jamais raconter à mes vieux camarades les mystères que jallais connaître. Cétaient là, sans doute, de singulières pensées pour occuper lesprit dun homme dans une pareille extrémité, et jai souvent eu lidée depuis lors que les évolutions du bateau autour du gouffre mavaient un peu étourdi la tête.
« Il y eut une autre circonstance qui contribua à me rendre maître de moi-même ; ce fut la complète cessation du vent, qui ne pouvait plus nous atteindre dans notre situation actuelle : car, comme vous pouvez en juger par vous-même, la ceinture décume est considérablement au-dessous du niveau général de lOcéan, et ce dernier nous dominait maintenant comme la crête dune haute et noire montagne. Si vous ne vous êtes jamais trouvé en mer par une grosse tempête, vous ne pouvez vous faire une idée du trouble desprit occasionné par laction simultanée du vent et des embruns. Cela vous aveugle, vous étourdit, vous étrangle et vous ôte toute faculté daction ou de réflexion. Mais nous étions maintenant grandement soulagés de tous ces embarras, comme ces misérables condamnés à mort, à qui on accorde dans leur prison quelques petites faveurs quon leur refusait tant que larrêt nétait pas prononcé.
« Combien de fois fîmes-nous le tour de cette ceinture, il mest impossible de le dire. Nous courûmes tout autour, pendant une heure à peu près ; nous volions plutôt que nous ne flottions, et nous nous rapprochions toujours de plus en plus du centre du tourbillon, et toujours plus près, toujours plus près de son épouvantable arête intérieure.
« Pendant tout ce temps, je navais pas lâché le boulon. Mon frère était à larrière, se tenant à une petite barrique vide, solidement attachée sous léchauguette, derrière lhabitacle ; cétait le seul objet du bord qui neût pas été balayé quand le coup de temps nous avait surpris.
« Comme nous approchions de la margelle de ce puits mouvant, il lâcha le baril et tâcha de saisir lanneau, que, dans lagonie de sa terreur, il sefforçait darracher de mes mains, et qui nétait pas assez large pour nous donner sûrement prise à tous deux. Je nai jamais éprouvé de douleur plus profonde que quand je le vis tenter une pareille action, quoique je visse bien qualors il était insensé et que la pure frayeur en avait fait un fou furieux.
« Néanmoins, je ne cherchai pas à lui disputer la place. Je savais bien quil importait fort peu à qui appartiendrait lanneau ; je lui laissai le boulon, et men allai au baril de larrière. Il ny avait pas grande difficulté à opérer cette manœuvre ; car le semaque filait en rond avec assez daplomb et assez droit sur sa quille, poussé quelquefois çà et là par les immenses houles et les bouillonnements du tourbillon. À peine métais-je arrangé dans ma nouvelle position, que nous donnâmes une violente embardée à tribord, et que nous piquâmes la tête la première dans labîme. Je murmurai une rapide prière à Dieu, et je pensai que tout était fini.
« Comme je subissais leffet douloureusement nauséabond de la descente, je métais instinctivement cramponné au baril avec plus dénergie, et javais fermé les yeux. Pendant quelque secondes, je nosai pas les ouvrir, mattendant à une destruction instantanée et métonnant de ne pas déjà en être aux angoisses suprêmes de limmersion. Mais les secondes sécoulaient ; je vivais encore. La sensation de chute avait cessé, et le mouvement du navire ressemblait beaucoup à ce quil était déjà, quand nous étions pris dans la ceinture décume, à lexception que maintenant nous donnions davantage de la bande. Je repris courage et regardai une fois encore le tableau.
« Jamais je noublierai les sensations deffroi, dhorreur et dadmiration que jéprouvai en jetant les yeux autour de moi. Le bateau semblait suspendu comme par magie, à mi-chemin de sa chute, sur la surface intérieure dun entonnoir dune vaste circonférence, dune profondeur prodigieuse, et dont les parois, admirablement polies, auraient pu être prises pour de lébène, sans léblouissante vélocité avec laquelle elles pirouettaient et létincelante et horrible clarté quelles répercutaient sous les rayons de la pleine lune, qui, de ce trou circulaire que jai déjà décrit, ruisselaient en un fleuve dor et de splendeur le long des murs noirs et pénétraient jusque dans les plus intimes profondeurs de labîme.
« Dabord, jétais trop troublé pour observer nimporte quoi avec quelque exactitude. Lexplosion générale de cette magnificence terrifique était tout ce que je pouvais voir. Néanmoins, quand je revins un peu à moi, mon regard se dirigea instinctivement vers le fond. Dans cette direction, je pouvais plonger ma vue sans obstacle à cause de la situation de notre semaque qui était suspendu sur la surface inclinée du gouffre ; il courait toujours sur sa quille, cest-à-dire que son pont formait un plan parallèle à celui de leau, qui faisait comme un talus incliné à plus de 45 degrés, de sorte que nous avions lair de nous soutenir sur notre côté. Je ne pouvais mempêcher de remarquer, toutefois, que je navais guère plus de peine à me retenir des mains et des pieds, dans cette situation, que si nous avions été sur un plan horizontal ; et cela tenait, je suppose, à la vélocité avec laquelle nous tournions.
« Les rayons de la lune semblaient chercher le fin fond de limmense gouffre ; cependant, je ne pouvais rien distinguer nettement, à cause dun épais brouillard qui enveloppait toutes choses, et sur lequel planait un magnifique arc-en-ciel, semblable à ce pont étroit et vacillant que les musulmans affirment être le seul passage entre le Temps et lÉternité. Ce brouillard ou cette écume était sans doute occasionné par le conflit des grands murs de lentonnoir, quand ils se rencontraient et se brisaient au fond ; quant au hurlement qui montait de ce brouillard vers le ciel, je nessayerai pas de le décrire.
« Notre première glissade dans labîme, à partir de la ceinture décume, nous avait portés à une grande distance sur la pente ; mais postérieurement notre descente ne seffectua pas aussi rapidement, à beaucoup près. Nous filions toujours, toujours circulairement, non plus avec un mouvement uniforme, mais avec des élans qui parfois ne nous projetaient quà une centaine de yards, et dautres fois nous faisaient accomplir une évolution complète autour du tourbillon. À chaque tour, nous nous rapprochions du gouffre, lentement, il est vrai, mais dune manière très-sensible.
« Je regardai au large sur le vaste désert débène qui nous portait, et je maperçus que notre barque nétait pas le seul objet qui fût tombé dans létreinte du tourbillon. Au-dessus et au-dessous de nous, on voyait des débris de navires, de gros morceaux de charpente, des troncs darbres, ainsi que bon nombre darticles plus petits, tels que des pièces de mobilier, des malles brisées, des barils et des douves. Jai déjà décrit la curiosité surnaturelle qui sétait substituée à mes primitives terreurs. Il me sembla quelle augmentait à mesure que je me rapprochais de mon épouvantable destinée. Je commençai alors à épier avec un étrange intérêt les nombreux objets qui flottaient en notre compagnie. Il fallait que jeusse le délire, car je trouvais même une sorte damusement à calculer les vitesses relatives de leur descente vers le tourbillon décume.
« Ce sapin, me surpris-je une fois à dire, sera certainement la première chose qui fera le terrible plongeon et qui disparaîtra ; et je fus fort désappointé de voir quun bâtiment de commerce hollandais avait pris les devants et sétait engouffré le premier. À la longue, après avoir fait quelques conjectures de cette nature, et mêtre toujours trompé, ce fait, le fait de mon invariable mécompte, me jeta dans un ordre de réflexions qui firent de nouveau trembler mes membres et battre mon cœur encore plus lourdement.
« Ce nétait pas une nouvelle terreur qui maffectait ainsi, mais laube dune espérance bien plus émouvante. Cette espérance surgissait en partie de la mémoire, en partie de lobservation présente. Je me rappelai limmense variété dépaves qui jonchaient la côte de Lofoden, et qui avaient toutes été absorbées et revomies par le Moskoe-Strom. Ces articles, pour la plus grande partie, étaient déchirés de la manière la plus extraordinaire, éraillés, écorchés, au point quils avaient lair dêtre tout garnis de pointes et desquilles. Mais je me rappelais distinctement alors quil y en avait quelques-uns qui nétaient pas défigurés du tout. Je ne pouvais maintenant me rendre compte de cette différence quen supposant que les fragments écorchés fussent les seuls qui eussent été complètement absorbés, les autres étant entrés dans le tourbillon à une période assez avancée de la marée, ou, après y être entrés, étant, pour une raison ou pour une autre, descendus assez lentement pour ne pas atteindre le fond avant le retour du flux ou du reflux, suivant le cas. Je concevais quil était possible, dans les deux cas, quils eussent remonté, en tourbillonnant de nouveau jusquau niveau de lOcéan, sans subir le sort de ceux qui avaient été entraînés de meilleure heure ou absorbés plus rapidement.
« Je fis aussi trois observations importantes : la première, que, règle générale, plus les corps étaient gros, plus leur descente était rapide ; la seconde, que, deux masses étant données, dune égale étendue, lune sphérique et lautre de nimporte quelle autre forme, la supériorité de vitesse dans la descente était pour la sphère la troisième, que, de deux masses dun volume égal, lune cylindrique et lautre de nimporte quelle autre forme, le cylindre était absorbé le plus lentement.
« Depuis ma délivrance, jai eu à ce sujet quelques conversations avec un vieux maître décole du district ; et cest de lui que jai appris lusage des mots cylindre et sphère. Il ma expliqué mais jai oublié lexplication que ce que javais observé était la conséquence naturelle de la forme des débris flottants, et il ma démontré comment un cylindre, tournant dans un tourbillon, présentait plus de résistance à sa succion et était attiré avec plus de difficulté quun corps dune autre forme quelconque et dun volume égal.
« Il y avait une circonstance saisissante qui donnait une grande force à ces observations, et me rendait anxieux de les vérifier : cétait quà chaque révolution nous passions devant un baril ou devant une vergue ou un mât de navire, et que la plupart de ces objets, nageant à notre niveau quand javais ouvert les yeux pour la première fois sur les merveilles du tourbillon, étaient maintenant situés bien au-dessus de nous et semblaient navoir guère bougé de leur position première.
« Je nhésitai pas plus longtemps sur ce que javais à faire. Je résolus de mattacher avec confiance à la barrique que je tenais toujours embrassée, de larguer le câble qui la retenait à la cage, et de me jeter avec elle à la mer. Je mefforçai dattirer par signes lattention de mon frère sur les barils flottants auprès desquels nous passions, et je fis tout ce qui était en mon pouvoir pour lui faire comprendre ce que jallais tenter. Je crus à la longue quil avait deviné mon dessein mais, quil leût ou ne leût pas saisi, il secoua la tête avec désespoir et refusa de quitter sa place près du boulon. Il métait impossible de memparer de lui ; la conjoncture ne permettait pas de délai. Ainsi, avec une amère angoisse, je labandonnai à sa destinée ; je mattachai moi-même à la barrique avec le câble qui lamarrait à léchauguette, et, sans hésiter un moment de plus, je me précipitai avec elle dans la mer.
« Le résultat fut précisément ce que jespérais. Comme cest moi-même qui vous raconte cette histoire, comme vous voyez que jai échappé, et comme vous connaissez déjà le mode de salut que jemployai et pouvez dès lors prévoir tout ce que jaurais de plus à vous dire, jabrégerai mon récit et jirai droit à la conclusion.
« Il sétait écoulé une heure environ depuis que javais quitté le bord du semaque, quand, étant descendu à une vaste distance au-dessous de moi, il fit coup sur coup trois ou quatre tours précipités, et, emportant mon frère bien-aimé, piqua de lavant décidément et pour toujours, dans le chaos décume. Le baril auquel jétais attaché nageait presque à moitié chemin de la distance qui séparait le fond du gouffre de lendroit où je métais précipité par dessus bord, quand un grand changement eut lieu dans le caractère du tourbillon. La pente des parois du vaste entonnoir se fit de moins en moins escarpée. Les évolutions du tourbillon devinrent graduellement de moins en moins rapides. Peu à peu lécume et larc-en-ciel disparurent, et le fond du gouffre sembla sélever lentement.
« Le ciel était clair, le vent était tombé, et la pleine lune se couchait radieusement à louest, quand je me retrouvai à la surface de lOcéan, juste en vue de la côte de Lofoden, et au-dessus de lendroit où était naguère le tourbillon du Moskoe-Strom. Cétait lheure de laccalmie, mais la mer se soulevait toujours en vagues énormes par suite de la tempête. Je fus porté violemment dans le canal du Strom et jeté en quelques minutes à la côte, parmi les pêcheries. Un bateau me repêcha, épuisé de fatigue ; et, maintenant que le danger avait disparu, le souvenir de ces horreurs mavait rendu muet. Ceux qui me tirèrent à bord étaient mes vieux camarades de mer et mes compagnons de chaque jour, mais ils ne me reconnaissaient pas plus quils nauraient reconnu un voyageur revenu du monde des esprits. Mes cheveux, qui la veille étaient dun noir de corbeau, étaient aussi blancs que vous les voyez maintenant. Ils dirent aussi que toute lexpression de ma physionomie était changée. Je leur contai mon histoire, ils ne voulurent pas y croire. Je vous la raconte, à vous, maintenant, et jose à peine espérer que vous y ajouterez plus de foi que les plaisants pêcheurs de Lofoden. »
RÉVÉLATION MAGNÉTIQUE
Bien que les ténèbres du doute enveloppent encore toute la théorie positive du magnétisme, ses foudroyants effets sont maintenant presque universellement admis. Ceux qui doutent de ces effets sont de purs douteurs de profession, une impuissante et peu honorable caste. Ce serait absolument perdre son temps aujourdhui que de samuser à prouver que lhomme, par un pur exercice de sa volonté, peut impressionner suffisamment son semblable pour le jeter dans une condition anormale, dont les phénomènes ressemblent littéralement à ceux de la mort, ou du moins leur ressemblent plus quaucun des phénomènes produits dans une condition normale connue ; que, tout le temps que dure cet état, la personne ainsi influencée nemploie quavec effort, et conséquemment avec peu daptitude, les organes extérieurs des sens, et que néanmoins elle perçoit, avec une perspicacité singulièrement subtile et par un canal mystérieux, des objets situés au delà de la portée des organes physiques ; que de plus, ses facultés intellectuelles sexaltent et se fortifient dune manière prodigieuse ; que ses sympathies avec la personne qui agit sur elle sont profondes ; et que finalement sa susceptibilité des impressions magnétiques, croît en proportion de leur fréquence, en même temps que les phénomènes particuliers obtenus sétendent et se prononcent davantage et dans la même proportion. Je dis quil serait superflu de démontrer ces faits divers, où est contenue la loi générale du magnétisme, et qui en sont les traits principaux.
Je ninfligerai donc pas aujourdhui à mes lecteurs une démonstration aussi parfaitement oiseuse. Mon dessein, quant à présent, est en vérité dune tout autre nature. Je sens le besoin, en dépit de tout un monde de préjugés, de raconter, sans commentaires, mais dans tous ses détails, un très-remarquable dialogue qui eut lieu entre un somnambule et moi.
Javais depuis longtemps lhabitude de magnétiser la personne en question, M. Vankirk, et la susceptibilité vive, lexaltation du sens magnétique sétaient déjà manifestées. Pendant plusieurs mois, M. Vankirk avait beaucoup souffert dune phtisie avancée, dont les effets les plus cruels avaient été diminués par mes passes, et, dans la nuit du mercredi, 15 courant, je fus appelé à son chevet.
Le malade souffrait des douleurs vives dans la région du cœur et respirait avec une grande difficulté, ayant tous les symptômes ordinaires dun asthme. Dans des spasmes semblables, il avait généralement trouvé du soulagement dans des applications de moutarde aux centres nerveux ; mais ce soir-là, il y avait eu recours en vain.
Quand jentrai dans sa chambre, il me salua dun gracieux sourire, et, quoiquil fût en proie à des douleurs physiques aiguës, il me parut absolument calme quant au moral.
Je vous ai envoyé chercher cette nuit, dit-il, non pas tant pour madministrer un soulagement physique que pour me satisfaire relativement à de certaines impressions psychiques qui mont récemment causé beaucoup danxiété et de surprise. Je nai pas besoin de vous dire combien jai été sceptique jusquà présent sur le sujet de limmortalité de lâme. Je ne puis pas vous nier que, dans cette âme que jallais niant, a toujours existé comme un demi-sentiment assez vague de sa propre existence. Mais ce demi-sentiment ne sest jamais élevé à létat de conviction. De tout cela ma raison navait rien à faire. Tous mes efforts pour établir là-dessus une enquête logique nont abouti quà me laisser plus sceptique quauparavant. Je me suis avisé détudier Cousin ; je lai étudié dans ses propres ouvrages aussi bien que dans ses échos européens et américains. Jai eu entre les mains, par exemple, le Charles Elwood de Brownson. Je lai lu avec une profonde attention. Je lai trouvé logique dun bout à lautre ; mais les portions qui ne sont pas de la pure logique sont malheureusement les arguments primordiaux du héros incrédule du livre. Dans son résumé, il me parut évident que le raisonneur navait pas même réussi à se convaincre lui-même. La fin du livre a visiblement oublié le commencement, comme Trinculo son gouvernement. Bref, je ne fus pas longtemps à mapercevoir que, si lhomme doit être intellectuellement convaincu de sa propre immortalité, il ne le sera jamais par les pures abstractions qui ont été si longtemps la manie des moralistes anglais, français et allemands. Les abstractions peuvent être un amusement et une gymnastique, mais elles ne prennent pas possession de lesprit. Tant que nous serons sur cette terre, la philosophie, jen suis persuadé, nous sommera toujours en vain de considérer les qualités comme des êtres. La volonté peut consentir, mais lâme, mais lintellect, jamais.
« Je répète donc que jai seulement senti à moitié, et que je nai jamais cru intellectuellement. Mais, dernièrement, il y eut en moi un certain renforcement de sentiment, qui prit une intensité assez grande pour ressembler à un acquiescement de la raison, au point que je trouve fort difficile de distinguer entre les deux. Je crois avoir le droit dattribuer simplement cet effet à linfluence magnétique. Je ne saurais expliquer ma pensée que par une hypothèse, à savoir que lexaltation magnétique me rend apte à concevoir un système de raisonnement qui dans mon existence anormale me convainc, mais qui, par une complète analogie avec le phénomène magnétique, ne sétend pas, excepté par son effet, jusquà mon existence normale. Dans létat somnambulique, il y a simultanéité et contemporanéité entre le raisonnement et la conclusion, entre la cause et son effet. Dans mon état naturel, la cause sévanouissant, leffet seul subsiste, et encore peut-être fort affaibli.
« Ces considérations mont induit à penser que lon pourrait tirer quelques bons résultats dune série de questions bien dirigées, proposées à mon intelligence dans létat magnétique. Vous avez souvent observé la profonde connaissance de soi-même manifestée par le somnambule et la vaste science quil déploie sur tous les points relatifs à létat magnétique. De cette connaissance de soi-même on pourrait tirer des instructions suffisantes pour la rédaction rationnelle dun catéchisme. »
Naturellement, je consentis à faire cette expérience. Quelques passes plongèrent M. Vankirk dans le sommeil magnétique. Sa respiration devint immédiatement plus aisée, et il ne parut plus souffrir aucun malaise physique. La conversation suivante sengagea. V dans le dialogue représentera le somnambule, et P, ce sera moi.
P. Êtes-vous endormi ?
V. Oui, non. Je voudrais bien dormir plus profondément.
P. (après quelques nouvelles passes). Dormez-vous bien maintenant ?
V. Oui.
P. Comment supposez-vous que finira votre maladie actuelle ?
V. (après une longue hésitation et parlant comme avec effort). Jen mourrai.
P. Cette idée de mort vous afflige-t-elle ?
V. (avec vivacité). Non, non !
P. Cette perspective vous réjouit-elle ?
V. Si jétais éveillé, jaimerais mourir. Mais maintenant il ny a pas lieu de le désirer. Létat magnétique est assez près de la mort pour me contenter.
P. Je voudrais bien une explication un peu plus nette, monsieur Vankirk.
V. Je le voudrais bien aussi ; mais cela demande plus deffort que je ne me sens capable den faire. Vous ne me questionnez pas convenablement.
P. Alors, que faut-il vous demander ?
V. Il faut que vous commenciez par le commencement.
P. Le commencement ! Mais où est-il, le commencement ?
V. Vous savez bien que le commencement est DIEU. (Ceci fut dit sur un ton bas, ondoyant, et avec tous les signes de la plus profonde vénération.)
P. Quest-ce que Dieu ?
V. (hésitant quelques minutes). Je ne puis pas le dire.
P. Dieu nest-il pas un esprit ?
V. Quand jétais éveillé, je savais ce que vous entendiez par esprit. Mais maintenant, cela ne me semble plus quun mot, tel, par exemple, que vérité, beauté, une qualité enfin.
P. Dieu nest-il pas immatériel ?
V. Il ny a pas dimmatérialité ; cest un simple mot. Ce qui nest pas matière nest pas, à moins que les qualités ne soient des êtres.
P. Dieu est-il donc matériel ?
V. Non. (Cette réponse mabasourdit.)
P. Alors, quest-il ?
V. (après une longue pause, et en marmottant). Je le vois, je le vois, mais cest une chose très-difficile à dire. (Autre pause également longue.) Il nest pas esprit, car il existe. Il nest pas non plus matière, comme vous lentendez. Mais il y a des gradations de matière dont lhomme na aucune connaissance, la plus dense entraînant la plus subtile, la plus subtile pénétrant la plus dense. Latmosphère, par exemple, met en mouvement le principe électrique, pendant que le principe électrique pénètre latmosphère. Ces gradations de matière augmentent en raréfaction et en subtilité jusquà ce que nous arrivions à une matière imparticulée, sans molécules indivisible, une ; et ici la loi dimpulsion et de pénétration est modifiée. La matière suprême ou imparticulée non seulement pénètre les êtres, mais met tous les êtres en mouvement et ainsi elle est tous les êtres en un, qui est elle-même. Cette matière est Dieu. Ce que les hommes cherchent à personnifier dans le mot pensée, cest la matière en mouvement.
P. Les métaphysiciens maintiennent que toute action se réduit à mouvement et pensée, et que celle-ci est lorigine de celui-là.
V. Oui ; je vois maintenant la confusion didées. Le mouvement est laction de lesprit, non de la pensée. La matière imparticulée, ou Dieu, à létat de repos, est, autant que nous pouvons le concevoir, ce que les hommes appellent esprit. Et cette faculté dautomouvement équivalente en effet à la volonté humaine est dans la matière imparticulée le résultat de son unité et de son omnipotence ; comment, je ne le sais pas, et maintenant je vois clairement que je ne le saurai jamais ; mais la matière imparticulée, mise en mouvement par une loi ou une qualité contenue en elle, est pensante.
P. Ne pouvez-vous pas me donner une idée plus précise de ce que vous entendez par matière imparticulée ?
V. Les matières dont lhomme a connaissance échappent aux sens, à mesure que lon monte léchelle. Nous avons, par exemple, un métal, un morceau de bois, une goutte deau, latmosphère, un gaz, le calorique, lélectricité, léther lumineux. Maintenant, nous appelons toutes ces choses matière, et nous embrassons toute matière dans une définition générale ; mais, en dépit de tout ceci, il ny a pas deux idées plus essentiellement distinctes que celle que nous attachons au métal et celle que nous attachons à léther lumineux. Si nous prenons ce dernier, nous sentons une presque irrésistible tentation de le classer avec lesprit ou avec le néant. La seule considération qui nous retient est notre conception de sa constitution atomique. Et encore ici même, avons-nous besoin dappeler à notre aide et de nous remémorer notre notion primitive de latome, cest-à-dire de quelque chose possédant dans une infinie exiguïté la solidité, la tangibilité, la pesanteur. Supprimons lidée de la constitution atomique, et il nous sera impossible de considérer léther comme une entité, ou au moins comme une matière. Faute dun meilleur mot, nous pourrions lappeler esprit. Maintenant, montons dun degré au delà de léther lumineux, concevons une matière qui soit à léther, quant à la raréfaction, ce que léther est au métal, et nous arrivons enfin, en dépit de tous les dogmes de lécole, à une masse unique, à une matière imparticulée. Car, bien que nous puissions admettre une infinie petitesse dans les atomes eux-mêmes, supposer une infinie petitesse dans les espaces qui les séparent est une absurdité. Il y aura un point, il y aura un degré de raréfaction, où, si les atomes sont en nombre suffisant, les espaces sévanouiront, et où la masse sera absolument une. Mais la considération de la constitution atomique étant maintenant mise de côté, la nature de cette masse glisse inévitablement dans notre conception de lesprit. Il est clair, toutefois, quelle est tout aussi matière quauparavant. Le vrai est quil est aussi impossible de concevoir lesprit que dimaginer ce qui nest pas. Quand nous nous flattons davoir enfin trouvé cette conception, nous avons simplement donné le change à notre intelligence par la considération de la matière infiniment raréfiée.
P. Il me semble quil y a une insurmontable objection à cette idée de cohésion absolue, et cest la très-faible résistance subie par les corps célestes dans leurs révolutions à travers lespace, résistance qui existe à un degré quelconque, cela est aujourdhui démontré, mais à un degré si faible quelle a échappé à la sagacité de Newton lui-même. Nous savons que la résistance des corps est surtout en raison de leur densité. Labsolue cohésion est labsolue densité ; là où il ny a pas dintervalles, il ne peut pas y avoir de passage. Un éther absolument dense constituerait un obstacle plus efficace à la marche dune planète quun éther de diamant ou de fer.
V. Vous mavez fait cette objection avec une aisance qui est à peu près en raison de son apparente irréfutabilité. Une étoile marche ; quimporte que létoile passe à travers léther ou léther à travers elle ? Il ny a pas derreur astronomique plus inexplicable que celle qui concilie le retard connu des comètes avec lidée de leur passage à travers léther ; car, quelque raréfié quon suppose léther, il fera toujours obstacle à toute révolution sidérale, dans une période singulièrement plus courte que ne lont admis tous ces astronomes qui se sont appliqués à glisser sournoisement sur un point quils jugeaient insoluble. Le retard réel est dailleurs à peu près égal à celui qui peut résulter du frottement de léther dans son passage incessant à travers lastre. La force de retard est donc double, dabord momentanée et complète en elle-même, et en second lieu infiniment croissante.
P. Mais dans tout cela, dans cette identification de la pure matière avec Dieu, ny a-t-il rien dirrespectueux ? (Je fus forcé de répéter cette question pour que le somnambule pût complètement saisir ma pensée.)
V. Pouvez-vous dire pourquoi la matière est moins respectée que lesprit ? Mais vous oubliez que la matière dont je parle est, à tous égards et surtout relativement à ses hautes propriétés, la véritable intelligence ou esprit des écoles et en même temps la matière de ces mêmes écoles. Dieu, avec tous les pouvoirs attribués à lesprit, nest que la perfection de la matière.
P. Vous affirmez donc que la matière imparticulée en mouvement est pensée ?
V. En général, ce mouvement est la pensée universelle de lesprit universel. Cette pensée crée. Toutes les choses créées ne sont que les pensées de Dieu.
P. Vous dites : en général.
V. Oui, lesprit universel est Dieu ; pour les nouvelles individualités, la matière est nécessaire.
P. Mais vous parlez maintenant desprit et de matière comme les métaphysiciens.
V. Oui, pour éviter la confusion. Quand je dis esprit, jentends la matière imparticulée ou suprême ; sous le nom de matière, je comprends toutes les autres espèces.
P. Vous disiez : pour les nouvelles individualités, la matière est nécessaire.
V. Oui, car lesprit existant incorporellement, cest Dieu. Pour créer des êtres individuels pensants, il était nécessaire dincarner des portions de lesprit divin. Cest ainsi que lhomme est individualisé ; dépouillé du vêtement corporel, il serait Dieu. Maintenant, le mouvement spécial des portions incarnées de la matière imparticulée, cest la pensée de lhomme, comme le mouvement de lensemble est celle de Dieu.
P. Vous dites que, dépouillé de son corps, lhomme sera Dieu ?
V. (après quelque hésitation). Je nai pas pu dire cela, cest une absurdité.
P. (consultant ses notes). Vous avez affirmé que, dépouillé du vêtement corporel, lhomme serait Dieu.
V. Et cela est vrai. Lhomme ainsi dégagé serait Dieu, il serait désindividualisé ; mais il ne peut être ainsi dépouillé, du moins il ne le sera jamais ; autrement, il nous faudrait concevoir une action de Dieu revenant sur elle-même, une action futile et sans but. Lhomme est une créature ; les créatures sont les pensées de Dieu, et cest la nature dune pensée dêtre irrévocable.
P. Je ne comprends pas. Vous dites que lhomme ne pourra jamais rejeter son corps.
V. Je dis quil ne sera jamais sans corps.
P. Expliquez-vous.
V. Il y a deux corps : le rudimentaire et le complet, correspondant aux deux conditions de la chenille et du papillon. Ce que nous appelons mort nest que la métamorphose douloureuse ; notre incarnation actuelle est progressive, préparatoire, temporaire ; notre incarnation future est parfaite, finale, immortelle. La vie finale est le but suprême.
P. Mais nous avons une notion palpable de la métamorphose de la chenille.
V. Nous, certainement, mais non la chenille. La matière dont notre corps rudimentaire est composé est à la portée des organes de ce même corps, ou, plus distinctement, nos organes rudimentaires sont appropriés à la matière dont est fait le corps rudimentaire, mais non à celle dont le corps suprême est composé. Le corps ultérieur ou suprême échappe donc à nos sens rudimentaires, et nous percevons seulement la coquille qui tombe en dépérissant et se détache de la forme intérieure, et non la forme intime elle-même ; mais cette forme intérieure, aussi bien que la coquille, est appréciable pour ceux qui ont déjà opéré la conquête de la vie ultérieure.
P. Vous avez dit souvent que létat magnétique ressemblait singulièrement à la mort. Comment cela ?
V. Quand je dis quil ressemble à la mort, jentends quil ressemble à la vie ultérieure, car, lorsque je suis magnétisé, les sens de ma vie rudimentaire sont en vacance, et je perçois les choses extérieures directement, sans organes, par un agent qui sera à mon service dans la vie ultérieure ou inorganique.
P. Inorganique ?
V. Oui. Les organes sont des mécanismes par lesquels lindividu est mis en rapport sensible avec certaines catégories et formes de la matière, à lexclusion des autres catégories et des autres formes. Les organes de lhomme sont appropriés à sa condition rudimentaire, et à elle seule. Sa condition ultérieure, étant inorganique, est propre à une compréhension infinie de toutes choses, une seule exceptée, qui est la nature de la volonté de Dieu, cest-à-dire le mouvement de la matière imparticulée. Vous aurez une idée distincte du corps définitif en le concevant tout cervelle ; il nest pas cela, mais une conception de cette nature vous rapprochera de lidée de sa constitution réelle. Un corps lumineux communique une vibration à léther chargé de transmettre la lumière ; cette vibration en engendre de semblables dans la rétine, lesquelles en communiquent de semblables au nerf optique ; le nerf les traduit au cerveau, et le cerveau à la matière imparticulée qui le pénètre ; le mouvement de cette dernière est la pensée, et sa première vibration, cétait la perception. Tel est le mode par lequel lesprit de la vie rudimentaire communique avec le monde extérieur, et ce monde extérieur est, dans la vie rudimentaire, limité par lidiosyncrasie des organes. Mais, dans la vie ultérieure, inorganique, le monde extérieur communique avec le corps entier, qui est dune substance ayant quelque affinité avec le cerveau, comme je vous lai dit, sans autre intervention que celle dun éther infiniment plus subtil que léther lumineux ; et le corps tout entier vibre à lunisson avec cet éther et met en mouvement la matière imparticulée dont il est pénétré. Cest donc à labsence dorganes idiosyncrasiques quil faut attribuer la perception quasi illimitée de la vie ultérieure. Les organes sont des cages nécessaires où sont enfermés les êtres rudimentaires jusquà ce quils soient garnis de toutes leurs plumes.
P. Vous parlez dêtres rudimentaires, y a-t-il dautres êtres rudimentaires pensants que lhomme ?
V. Lincalculable agglomération de matière subtile dans les nébuleuses, les planètes, les soleils et autres corps qui ne sont ni nébuleuses, ni soleils, ni planètes a pour unique destination de servir daliment aux organes idiosyncrasiques dune infinité dêtres rudimentaires ; mais, sans cette nécessité de la vie rudimentaire, acheminement à la vie définitive, de pareils mondes nauraient pas existé ; chacun de ces mondes est occupé par une variété distincte de créatures organiques, rudimentaires, pensantes ; dans toutes, les organes varient avec les caractères généraux de lhabitacle. À la mort ou métamorphose, ces créatures, jouissant de la vie ultérieure, de limmortalité, et connaissant tous les secrets, excepté lunique, opèrent tous leurs actes et se meuvent dans tous les sens par un pur effet de leur volonté ; elles habitent non plus les étoiles qui nous paraissent les seuls mondes palpables et pour la commodité desquelles nous croyons stupidement que lespace a été créé, mais lespace lui-même, cet infini dont limmensité véritablement substantielle absorbe les étoiles comme des ombres et pour lœil des anges les efface comme des non-entités.
P. Vous dites que, sans la nécessité de la vie rudimentaire, les astres nauraient pas été créés. Mais pourquoi cette nécessité ?
V. Dans la vie inorganique, aussi bien que généralement dans la matière inorganique, il ny a rien qui puisse contredire laction dune loi simple, unique, qui est la Volition divine. La vie et la matière organiques, complexes, substantielles et gouvernées par une loi multiple, ont été constituées dans le but de créer un empêchement.
P. Mais encore, où était la nécessité de créer cet empêchement ?
V. Le résultat de la loi inviolée est perfection, justice, bonheur négatif. Le résultat de la loi violée est imperfection, injustice, douleur positive. Grâce aux empêchements apportés par le nombre, la complexité ou la substantialité des lois de la vie et de la matière organiques, la violation de la loi devient jusquà un certain point praticable. Ainsi la douleur, qui est impossible dans la vie inorganique, est possible dans lorganique.
P. Mais en vue de quel résultat satisfaisant la possibilité de la douleur a-t-elle été créée ?
V. Toutes choses sont bonnes ou mauvaises par comparaison. Une suffisante analyse démontrera que le plaisir, dans tous les cas, nest que le contraste de la peine. Le plaisir positif est une pure idée. Pour être heureux jusquà un certain point, il faut que nous ayons souffert jusquau même point. Ne jamais souffrir serait équivalent à navoir jamais été heureux. Mais il est démontré que dans la vie inorganique la peine ne peut pas exister ; de là la nécessité de la peine dans la vie organique. La douleur de la vie primitive sur la terre est la seule base, la seule garantie du bonheur dans la vie ultérieure, dans le ciel.
P. Mais encore il y a une de vos expressions que je ne puis absolument pas comprendre : limmensité véritablement substantielle de linfini.
V. Cest probablement parce que vous navez pas une notion suffisamment générique de lexpression substance elle-même. Nous ne devons pas la considérer comme une qualité, mais comme un sentiment ; cest la perception, dans les êtres pensants, de lappropriation de la matière à leur organisation. Il y a bien des choses sur la Terre qui seraient néant pour les habitants de Vénus, bien des choses visibles et tangibles dans Vénus, dont nous sommes incompétents à apprécier lexistence. Mais, pour les êtres inorganiques, pour les anges, la totalité de la matière imparticulée est substance, cest-à-dire que, pour eux, la totalité de ce que nous appelons espace est la plus véritable substantialité. Cependant, les astres, pris au point de vue matériel, échappent au sens angélique dans la même proportion que la matière imparticulée, prise au point de vue immatériel, échappe aux sens organiques.
Comme le somnambule, dune voix faible, prononçait ces derniers mots, jobservai dans sa physionomie une singulière expression qui malarma un peu et me décida à le réveiller immédiatement. Je ne leus pas plus tôt fait quil tomba en arrière sur son oreiller et expira, avec un brillant sourire qui illuminait tous ses traits. Je remarquai que moins dune minute après son corps avait limmuable rigidité de la pierre ; son front était dun froid de glace, tel sans doute je leusse trouvé après une longue pression de la main dAzraël. Le somnambule, pendant la dernière partie de son discours, mavait-il donc parlé du fond de la région des ombres ?
LES SOUVENIRS DE M. AUGUSTE BEDLOE
Vers la fin de lannée 1827, pendant que je demeurais près de Charlottesville, dans la Virginie, je fis par hasard la connaissance de M. Auguste Bedloe. Ce jeune gentleman était remarquable à tous égards et excitait en moi une curiosité et un intérêt profonds. Je jugeai impossible de me rendre compte de son être tant physique que moral. Je ne pus obtenir sur sa famille aucun renseignement positif. Doù venait-il ? Je ne le sus jamais bien. Même relativement à son âge, quoique je laie appelé un jeune gentleman, il y avait quelque chose qui mintriguait au suprême degré. Certainement il semblait jeune, et même il affectait de parler de sa jeunesse ; cependant, il y avait des moments où je naurais guère hésité à le supposer âgé dune centaine dannées. Mais cétait surtout son extérieur qui avait un aspect tout à fait particulier. Il était singulièrement grand et mince ; se voûtant beaucoup ; les membres excessivement longs et émaciés ; le front large et bas ; une complexion absolument exsangue ; sa bouche, large et flexible, et ses dents, quoique saines, plus irrégulières que je nen vis jamais dans aucune bouche humaine. Lexpression de son sourire, toutefois, nétait nullement désagréable, comme on pourrait le supposer ; mais elle navait aucune espèce de nuance. Cétait une profonde mélancolie, une tristesse sans phases et sans intermittences. Ses yeux étaient dune largeur anormale et ronds comme ceux dun chat. Les pupilles elles-mêmes subissaient une contraction et une dilatation proportionnelles à laccroissement et à la diminution de la lumière, exactement comme on la observé dans les races félines. Dans les moments dexcitation, les prunelles devenaient brillantes à un degré presque inconcevable et semblaient émettre des rayons lumineux dun éclat non réfléchi, mais intérieur, comme fait un flambeau ou le soleil ; toutefois, dans leur condition habituelle, elles étaient tellement ternes, inertes et nuageuses quelles faisaient penser aux yeux dun corps enterré depuis longtemps.
Ces particularités personnelles semblaient lui causer beaucoup dennui, et il y faisait continuellement allusion dans un style semi-explicatif, semi-justificatif qui, la première fois que je lentendis, mimpressionna très-péniblement. Toutefois, je my accoutumai bientôt et mon déplaisir se dissipa. Il semblait avoir lintention dinsinuer, plutôt que daffirmer positivement, que physiquement il navait pas toujours été ce quil était ; quune longue série dattaques névralgiques lavait réduit dune condition de beauté personnelle non commune à celle que je voyais. Depuis plusieurs années, il recevait les soins dun médecin nommé Templeton, un vieux gentleman âgé de soixante-dix ans, peut-être, quil avait pour la première fois rencontré à Saratoga et des soins duquel il tira dans ce temps, ou crut tirer, un grand secours. Le résultat fut que Bedloe, qui était riche, fit un arrangement avec le docteur Templeton, par lequel ce dernier, en échange dune généreuse rémunération annuelle, consentit à consacrer exclusivement son temps et son expérience médicale à soulager le malade.
Le docteur Templeton avait voyagé dans les jours de sa jeunesse, et était devenu à Paris un des sectaires les plus ardents des doctrines de Mesmer. Cétait uniquement par le moyen des remèdes magnétiques quil avait réussi à soulager les douleurs aiguës de son malade ; et ce succès avait très-naturellement inspiré à ce dernier une certaine confiance dans les opinions qui servaient de base à ces remèdes. Dailleurs, le docteur, comme tous les enthousiastes, avait travaillé de son mieux à faire de son pupille un parfait prosélyte, et finalement il réussit si bien quil décida le patient à se soumettre à de nombreuses expériences. Fréquemment répétées, elles amenèrent un résultat qui, depuis longtemps, est devenu assez commun pour nattirer que peu ou point lattention, mais qui, à lépoque dont je parle, sétait très-rarement manifesté en Amérique. Je veux dire quentre le docteur Templeton et Bedloe sétait établi peu à peu un rapport magnétique très-distinct et très-fortement accentué. Je nai pas toutefois lintention daffirmer que ce rapport sétendît au delà des limites de la puissance somnifère ; mais cette puissance elle-même avait atteint une grande intensité. À la première tentative faite pour produire le sommeil magnétique, le disciple de Mesmer échoua complètement. À la cinquième ou sixième, il ne réussit que très-imparfaitement, et après des efforts opiniâtres. Ce fut seulement à la douzième que le triomphe fut complet. Après celle-là, la volonté du patient succomba rapidement sous celle du médecin, si bien que, lorsque je fis pour la première fois leur connaissance, le sommeil arrivait presque instantanément par un pur acte de volition de lopérateur, même quand le malade navait pas conscience de sa présence. Cest seulement maintenant, en lan 1845, quand de semblables miracles ont été journellement attestés par des milliers dhommes, que je me hasarde à citer cette apparente impossibilité comme un fait positif.
Le tempérament de Bedloe était au plus haut degré sensitif, excitable, enthousiaste. Son imagination, singulièrement vigoureuse et créatrice, tirait sans doute une force additionnelle de lusage habituel de lopium, quil consommait en grande quantité, et sans lequel lexistence lui eût été impossible. Cétait son habitude den prendre une bonne dose immédiatement après son déjeuner, chaque matin, ou plutôt immédiatement après une tasse de fort café, car il ne mangeait rien dans lavant-midi, et alors il partait seul, ou seulement accompagné dun chien, pour une longue promenade à travers la chaîne de sauvages et lugubres hauteurs qui courent à louest et au sud de Charlottesville, et qui sont décorées ici du nom de Ragged Mountains.
Par un jour sombre, chaud et brumeux, vers la fin de novembre, et durant létrange interrègne de saisons que nous appelons en Amérique lété indien, M. Bedloe partit, suivant son habitude, pour les montagnes. Le jour sécoula, et il ne revint pas.
Vers huit heures du soir, étant sérieusement alarmés par cette absence prolongée, nous allions nous mettre à sa recherche, quand il reparut inopinément, ni mieux ni plus mal portant, et plus animé que de coutume. Le récit quil fit de son expédition et des événements qui lavaient retenu fut en vérité des plus singuliers :
Vous vous rappelez, dit-il, quil était environ neuf heures du matin quand je quittai Charlottesville. Je dirigeai immédiatement mes pas vers la montagne et, vers dix heures, jentrai dans une gorge qui était entièrement nouvelle pour moi. Je suivis toutes les sinuosités de cette passe avec beaucoup dintérêt. Le théâtre qui se présentait de tous côtés, quoique ne méritant peut-être pas lappellation de sublime, portait en soi un caractère indescriptible, et pour moi délicieux, de lugubre désolation. La solitude semblait absolument vierge. Je ne pouvais mempêcher de croire que les gazons verts et les roches grises que je foulais navaient jamais été foulés par un pied humain. Lentrée du ravin est si complètement cachée, et de fait inaccessible, excepté à travers une série daccidents, quil nétait pas du tout impossible que je fusse en vérité le premier aventurier, le premier et le seul qui eût jamais pénétré ces solitudes.
« Lépais et singulier brouillard ou fumée qui distingue lété indien, et qui sétendait alors pesamment sur tous les objets, approfondissait sans doute les impressions vagues que ces objets créaient en moi. Cette brume poétique était si dense que je ne pouvais jamais voir au delà dune douzaine de yards de ma route. Ce chemin était excessivement sinueux et, comme il était impossible de voir le soleil, javais perdu toute idée de la direction dans laquelle je marchais. Cependant, lopium avait produit son effet accoutumé, qui est de revêtir tout le monde extérieur dune intensité dintérêt. Dans le tremblement dune feuille, dans la couleur dun brin dherbe, dans la forme dun trèfle, dans le bourdonnement dune abeille, dans léclat dune goutte de rosée, dans le soupir du vent, dans les vagues odeurs qui venaient de la forêt, se produisait tout un monde dinspirations, une procession magnifique et bigarrée de pensées désordonnées et rapsodiques.
« Tout occupé par ces rêveries, je marchai plusieurs heures, durant lesquelles le brouillard sépaissit autour de moi à un degré tel que je fus réduit à chercher mon chemin à tâtons. Et alors un indéfinissable malaise sempara de moi. Je craignais davancer, de peur dêtre précipité dans quelque abîme. Je me souvins aussi détranges histoires sur ces Ragged Mountains, et de races dhommes bizarres et sauvages qui habitaient leurs bois et leurs cavernes. Mille pensées vagues me pressaient et me déconcertaient, pensées que leur vague rendait encore plus douloureuses. Tout à coup mon attention fut arrêtée par un fort battement de tambour.
« Ma stupéfaction, naturellement, fut extrême. Un tambour, dans ces montagnes, était chose inconnue. Je naurais pas été plus surpris par le son de la trompette de lArchange. Mais une nouvelle et bien plus extraordinaire cause dintérêt et de perplexité se manifesta. Jentendais sapprocher un bruissement sauvage, un cliquetis, comme dun trousseau de grosses clefs, et à linstant même un homme à moitié nu, au visage basané, passa devant moi en poussant un cri aigu. Il passa si près de ma personne que je sentis le chaud de son haleine sur ma figure. Il tenait dans sa main un instrument composé dune série danneaux de fer et les secouait vigoureusement en courant. À peine avait-il disparu dans le brouillard que, haletante derrière lui, la gueule ouverte et les yeux étincelants, sélança une énorme bête. Je ne pouvais pas me méprendre sur son espèce : cétait une hyène.
« La vue de ce monstre soulagea plutôt quelle naugmenta mes terreurs ; car jétais bien sûr maintenant que je rêvais, et je mefforçai, je mexcitai moi-même à réveiller ma conscience. Je marchai délibérément et lestement en avant. Je me frottai les yeux. Je criai très-haut. Je me pinçai les membres. Une petite source sétant présentée à ma vue, je my arrêtai, et je my lavai les mains, la tête et le cou. Je crus sentir se dissiper les sensations équivoques qui mavaient tourmenté jusque-là. Il me parut, quand je me relevai, que jétais un nouvel homme, et je poursuivis fermement et complaisamment ma route inconnue.
« À la longue, tout à fait épuisé par lexercice et par la lourdeur oppressive de latmosphère, je massis sous un arbre. En ce moment parut un faible rayon de soleil, et lombre des feuilles de larbre tomba sur le gazon, légèrement mais suffisamment définie. Pendant quelques minutes, je fixai cette ombre avec étonnement. Sa forme me comblait de stupeur. Je levai les yeux. Larbre était un palmier.
« Je me levai précipitamment et dans un état dagitation terrible, car lidée que je rêvais nétait plus désormais suffisante. Je vis, je sentis que javais le parfait gouvernement de mes sens, et ces sens apportaient maintenant à mon âme un monde de sensations nouvelles et singulières. La chaleur devint tout dun coup intolérable. Une étrange odeur chargeait la brise. Un murmure profond et continuel, comme celui qui sélève dune rivière abondante, mais coulant régulièrement, vint à mes oreilles, entremêlé du bourdonnement particulier dune multitude de voix humaines.
« Pendant que jécoutais, avec un étonnement quil est bien inutile de vous décrire, un fort et bref coup de vent enleva, comme une baguette de magicien, le brouillard qui chargeait la terre.
« Je me trouvai au pied dune haute montagne dominant une vaste plaine, à travers laquelle coulait une majestueuse rivière. Au bord de cette rivière sélevait une ville dun aspect oriental, telle que nous en voyons dans Les Mille et Une Nuits, mais dun caractère encore plus singulier quaucune de celles qui y sont décrites. De ma position, qui était bien au-dessus du niveau de la ville, je pouvais apercevoir tous ses recoins et tous ses angles, comme sils eussent été dessinés sur une carte. Les rues paraissaient innombrables et se croisaient irrégulièrement dans toutes les directions, mais ressemblaient moins à des rues quà de longues allées contournées, et fourmillaient littéralement dhabitants. Les maisons étaient étrangement pittoresques. De chaque côté, cétait une véritable débauche de balcons, de vérandas, de minarets, de niches et de tourelles fantastiquement découpées. Les bazars abondaient ; les plus riches marchandises sy déployaient avec une variété et une profusion infinie : soies, mousselines, la plus éblouissante coutellerie, diamants et bijoux des plus magnifiques. À côté de ces choses, on voyait de tous côtés des pavillons, des palanquins, des litières où se trouvaient de magnifiques dames sévèrement voilées, des éléphants fastueusement caparaçonnés, des idoles grotesquement taillées, des tambours, des bannières et des gongs, des lances, des casse-tête dorés et argentés. Et parmi la foule, la clameur, la mêlée et la confusion générales, parmi un million dhommes noirs et jaunes, en turban et en robe, avec la barbe flottante, circulait une multitude innombrable de bœufs saintement enrubannés, pendant que des légions de singes malpropres et sacrés grimpaient, jacassant et piaillant, après les corniches des mosquées, ou se suspendaient aux minarets et aux tourelles. Des rues fourmillantes aux quais de la rivière descendaient dinnombrables escaliers qui conduisaient à des bains, pendant que la rivière elle-même semblait avec peine se frayer un passage à travers les vastes flottes de bâtiments surchargés qui tourmentaient sa surface en tous sens. Au delà des murs de la ville sélevaient fréquemment en groupes majestueux, le palmier et le cocotier, avec dautres arbres dun grand âge, gigantesques et solennels ; et çà et là on pouvait apercevoir un champ de riz, la hutte de chaume dun paysan, une citerne, un temple isolé, un camp de gypsies, ou une gracieuse fille solitaire prenant sa route, avec une cruche sur sa tête, vers les bords de la magnifique rivière.
« Maintenant, sans doute, vous direz que je rêvais ; mais nullement. Ce que je voyais, ce que jentendais, ce que je sentais, ce que je pensais navait rien en soi de lidiosyncrasie non méconnaissable du rêve. Tout se tenait logiquement et faisait corps. Dabord, doutant si jétais réellement éveillé, je me soumis à une série dépreuves qui me convainquirent bien vite, que je létais réellement. Or, quand quelquun rêve, et que dans son rêve il soupçonne quil rêve, le soupçon ne manque jamais de se confirmer et le dormeur est presque immédiatement réveillé. Ainsi, Novalis ne se trompe pas en disant que nous sommes près de nous réveiller quand nous rêvons que nous rêvons. Si la vision sétait offerte à moi telle que je leusse soupçonnée dêtre un rêve, alors elle eût pu être purement un rêve ; mais, se présentant comme je lai dit, et suspectée et vérifiée comme elle le fut, je suis forcé de la classer parmi dautres phénomènes.
En cela, je naffirme pas que vous ayez tort, remarqua le docteur Templeton. Mais poursuivez. Vous vous levâtes, et vous descendîtes dans la cité.
Je me levai, continua Bedloe regardant le docteur avec un air de profond étonnement ; je me levai, comme vous dîtes, et descendis dans la cité. Sur ma route, je tombai au milieu dune immense populace qui encombrait chaque avenue, se dirigeant toute dans le même sens et montrant dans son action la plus violente animation. Très-soudainement, et sous je ne sais quelle pression inconcevable, je me sentis profondément pénétré dun intérêt personnel dans ce qui allait arriver. Je croyais sentir que javais un rôle important à jouer, sans comprendre exactement quel il était. Contre la foule qui menvironnait jéprouvai toutefois un profond sentiment danimosité. Je marrachai du milieu de cette cohue, et rapidement, par un chemin circulaire, jarrivai à la ville, et jy entrai. Elle était en proie au tumulte et à la plus violente discorde. Un petit détachement dhommes ajustés moitié à lindienne, moitié à leuropéenne, et commandés par des gentlemen qui portaient un uniforme en partie anglais, soutenait un combat très-inégal contre la populace fourmillante des avenues. Je rejoignis cette faible troupe, je me saisis des armes dun officier tué, et je frappai au hasard avec la férocité nerveuse du désespoir. Nous fûmes bientôt écrasés par le nombre et contraints de chercher un refuge dans une espèce de kiosque. Nous nous y barricadâmes, et nous fûmes pour le moment en sûreté. Par une meurtrière, près du sommet du kiosque, japerçus une vaste foule dans une agitation furieuse, entourant et assaillant un beau palais qui dominait la rivière. Alors, par une fenêtre supérieure du palais, descendit un personnage dune apparence efféminée, au moyen dune corde faite avec les turbans de ses domestiques. Un bateau était tout près, dans lequel il séchappa vers le bord opposé de la rivière.
« Et alors un nouvel objet prit possession de mon âme. Jadressai à mes compagnons quelques paroles précipitées, mais énergiques, et, ayant réussi à en rallier quelques-uns à mon dessein, je fis une sortie furieuse hors du kiosque. Nous nous précipitâmes sur la foule qui lassiégeait. Ils senfuirent dabord devant nous. Ils se rallièrent, combattirent comme des enragés, et firent une nouvelle retraite. Cependant, nous avions été emportés loin du kiosque, et nous étions perdus et embarrassés dans des rues étroites, étouffées par de hautes maisons, dans le fond desquelles le soleil navait jamais envoyé sa lumière. La populace se pressait impétueusement sur nous, nous harcelait avec ses lances, et nous accablait de ses volées de flèches. Ces dernières étaient remarquables et ressemblaient en quelque sorte au kriss tortillé des Malais ; imitant le mouvement dun serpent qui rampe, longues et noires, avec une pointe empoisonnée. Lune delles me frappa à la tempe droite. Je pirouettai, je tombai. Un mal instantané et terrible sempara de moi. Je magitai, je mefforçai de respirer, je mourus.
Vous ne vous obstinerez plus sans doute, dis-je en souriant, à croire que toute votre aventure nest pas un rêve ? Êtes-vous décidé à soutenir que vous êtes mort ?
Quand jeus prononcé ces mots, je mattendais à quelque heureuse saillie de Bedloe, en manière de réplique ; mais, à mon grand étonnement, il hésita, trembla, devint terriblement pâle et garda le silence. Je levai les yeux sur Templeton. Il se tenait droit et roide sur sa chaise ; ses dents claquaient et ses yeux sélançaient de leurs orbites.
Continuez, dit-il enfin à Bedloe dune voix rauque.
Pendant quelques minutes, poursuivit ce dernier, ma seule impression, ma seule sensation, fut celle de la nuit et du non-être, avec la conscience de la mort. À la longue, il me sembla quune secousse violente et soudaine comme lélectricité traversait mon âme. Avec cette secousse vint le sens de lélasticité et de la lumière. Quant à cette dernière, je la sentis, je ne la vis pas. En un instant, il me sembla que je mélevais de terre ; mais je ne possédais pas ma présence corporelle, visible, audible, ou palpable. La foule sétait retirée. Le tumulte avait cessé. La ville était comparativement calme. Au-dessous de moi gisait mon corps, avec la flèche dans ma tempe, toute la tête grandement enflée et défigurée. Mais toutes ces choses, je les sentis, je ne les vis pas. Je ne pris dintérêt à rien. Et même le cadavre me semblait un objet avec lequel je navais rien de commun. Je navais aucune volonté, mais il me sembla que jétais mis en mouvement et que je menvolais légèrement hors de lenceinte de la ville par le même circuit que javais pris pour y entrer. Quand jeus atteint, dans la montagne, lendroit du ravin où javais rencontré lhyène, jéprouvai de nouveau un choc comme celui dune pile galvanique ; le sentiment de la pesanteur, celui de substance rentrèrent en moi. Je redevins moi-même, mon propre individu, et je dirigeai vivement mes pas vers mon logis ; mais le passé navait pas perdu lénergie vivante de la réalité, et maintenant encore je ne puis contraindre mon intelligence, même pour une minute, à considérer tout cela comme un songe.
Ce nen était pas un, dit Templeton, avec un air de profonde solennité ; mais il serait difficile de dire quel autre terme définirait le mieux le cas en question. Supposons que lâme de lhomme moderne est sur le bord de quelques prodigieuses découvertes psychiques. Contentons-nous de cette hypothèse. Quant au reste, jai quelques éclaircissements à donner. Voici une peinture à laquarelle que je vous aurais déjà montrée si un indéfinissable sentiment dhorreur ne men avait pas empêché jusquà présent.
Nous regardâmes la peinture quil nous présentait. Je ny vis aucun caractère bien extraordinaire ; mais son effet sur Bedloe fut prodigieux. À peine leut-il regardée quil faillit sévanouir. Et cependant, ce nétait quun portrait à la miniature, un portrait merveilleusement fini, à vrai dire, de sa propre physionomie si originale. Du moins, telle fut ma pensée en la regardant.
Vous apercevez la date de la peinture, dit Templeton ; elle est là, à peine visible, dans ce coin, 1780. Cest dans cette année que cette peinture fut faite. Cest le portrait dun ami défunt, un M. Oldeb, à qui je mattachai très-vivement à Calcutta, durant ladministration de Warren Hastings. Je navais alors que vingt ans. Quand je vous vis pour la première fois, monsieur Bedloe, à Saratoga, ce fut la miraculeuse similitude qui existait entre vous et le portrait qui me détermina à vous aborder, à rechercher votre amitié et à amener ces arrangements qui firent de moi votre compagnon perpétuel. En agissant ainsi, jétais poussé en partie, et peut-être principalement, par les souvenirs pleins de regrets du défunt, mais dune autre part aussi par une curiosité inquiète à votre endroit, et qui nétait pas dénuée dune certaine terreur.
« Dans votre récit de la vision qui sest présentée à vous dans les montagnes, vous avez décrit, avec le plus minutieux détail, la ville indienne de Bénarès, sur la Rivière-Sainte. Les rassemblements, les combats, le massacre, cétaient les épisodes réels de linsurrection de Cheyte-Sing, qui eut lieu en 1780, alors que Hastings courut les plus grands dangers pour sa vie. Lhomme qui sest échappé par la corde faite de turbans, cétait Cheyte-Sing lui-même. La troupe du kiosque était composée de cipayes et dofficiers anglais, Hastings à leur tête. Je faisais partie de cette troupe, et je fis tous mes efforts pour empêcher cette imprudente et fatale sortie de lofficier qui tomba dans la bagarre sous la flèche empoisonnée dun Bengali. Cet officier était mon plus cher ami. Cétait Oldeb. Vous verrez par ce manuscrit, ici le narrateur produisit un livre de notes, dans lequel quelques pages paraissaient dune date toute fraîche, que, pendant que vous pensiez ces choses au milieu de la montagne, jétais occupé ici, à la maison, à les décrire sur le papier. »
Une semaine environ après cette conversation, larticle suivant parut dans un journal de Charlottesville :
« Cest pour nous un devoir douloureux dannoncer la mort de M. Auguste Bedlo, un gentleman que ses manières charmantes et ses nombreuses vertus avaient depuis longtemps rendu cher aux citoyens de Charlottesville.
« M. B., depuis quelques années, souffrait dune névralgie qui avait souvent menacé daboutir fatalement ; mais elle ne peut être regardée que comme la cause indirecte de sa mort. La cause immédiate fut dun caractère singulier et spécial. Dans une excursion quil fit dans les Ragged Mountains, il y a quelques jours, il contracta un léger rhume avec de la fièvre, qui fut suivi dun grand mouvement du sang à la tête. Pour le soulager, le docteur Templeton eut recours à la saignée locale. Des sangsues furent appliquées aux tempes. Dans un délai effroyablement court, le malade mourut, et lon saperçut que, dans le bocal qui contenait les sangsues, avait été introduite par hasard une de ces sangsues vermiculaires venimeuses qui se rencontrent çà et là dans les étangs circonvoisins. Cette bête se fixa delle-même sur une petite artère de la tempe droite. Son extrême ressemblance avec la sangsue médicinale fit que la méprise fut découverte trop tard.
« N.-B. La sangsue venimeuse de Charlottesville peut toujours se distinguer de la sangsue médicinale par sa noirceur et spécialement par ses tortillements, ou mouvements vermiculaires, qui ressemblent beaucoup à ceux dun serpent. »
Je me trouvais avec léditeur du journal en question, et nous causions de ce singulier accident, quand il me vint à lidée de lui demander pourquoi lon avait imprimé le nom du défunt avec lorthographe : Bedlo.
Je présume, dis-je, que vous avez quelque autorité pour lorthographier ainsi ; jai toujours cru que le nom devait sécrire avec un e à la fin.
Autorité ? non, répliqua-t-il. Cest une simple erreur du typographe. Le nom est Bedloe avec un e ; cest connu de tout le monde, et je ne lai jamais vu écrit autrement.
Il peut donc se faire, murmurai-je en moi-même, comme je tournai sur mes talons, quune vérité soit plus étrange que toutes les fictions ; car quest-ce que Bedlo sans e, si ce nest Oldeb retourné ? Et cet homme me dit que cest une faute typographique !
LIGEIA
Et il y a là-dedans la volonté, qui ne meurt pas. Qui donc connaît les mystères de la volonté, ainsi que sa vigueur ! Car Dieu nest quune grande volonté pénétrant toutes choses par lintensité qui lui est propre. Lhomme ne cède aux anges et ne se rend entièrement à la mort que par linfirmité de sa pauvre volonté.
JOSEPH GLANVILL.
Je ne puis pas me rappeler, sur mon âme, comment, quand, ni même où je fis pour la première fois connaissance avec lady Ligeia. De longues années se sont écoulées depuis lors, et une grande souffrance a affaibli ma mémoire. Ou peut-être ne puis-je plus maintenant me rappeler ces points, parce quen vérité le caractère de ma bien-aimée, sa rare instruction, son genre de beauté, si singulier et si placide, et la pénétrante et subjuguante éloquence de sa profonde parole musicale ont fait leur chemin dans mon cœur dune manière si patiente, si constante, si furtive que je ny ai pas pris garde et nen ai pas eu conscience.
Cependant, je crois que je la rencontrai pour la première fois, et plusieurs fois depuis lors, dans une vaste et antique ville délabrée sur les bords du Rhin. Quant à sa famille, très-certainement elle men a parlé. Quelle fût dune date excessivement ancienne, je nen fais aucun doute. Ligeia ! Ligeia ! Plongé dans des études qui par leur nature sont plus propres que toute autre à amortir les impressions du monde extérieur, il me suffit de ce mot si doux, Ligeia ! pour ramener devant les yeux de ma pensée limage de celle qui nest plus. Et maintenant, pendant que jécris, il me revient, comme une lueur, que je nai jamais su le nom de famille de celle qui fut mon amie et ma fiancée, qui devint mon compagnon détudes, et enfin lépouse de mon cœur. Était-ce par suite de quelque injonction folâtre de ma Ligeia, était-ce une preuve de la force de mon affection que je ne pris aucun renseignement sur ce point ? Ou plutôt était-ce un caprice à moi, une offrande bizarre et romantique sur lautel du culte le plus passionné ? Je ne me rappelle le fait que confusément ; faut-il donc sétonner si jai entièrement oublié les circonstances qui lui donnèrent naissance ou qui laccompagnèrent ? Et, en vérité, si jamais lesprit de roman, si jamais la pâle Ashtophet de lidolâtre Égypte, aux ailes ténébreuses, ont présidé, comme on dit, aux mariages de sinistre augure, très-sûrement ils ont présidé au mien.
Il est néanmoins un sujet très-cher sur lequel ma mémoire nest pas en défaut, cest la personne de Ligeia. Elle était dune grande taille, un peu mince, et même dans les derniers jours très-amaigrie. Jessayerais en vain de dépeindre la majesté, laisance tranquille de sa démarche et lincompréhensible légèreté, lélasticité de son pas ; elle venait et sen allait comme une ombre. Je ne mapercevais jamais de son entrée dans mon cabinet de travail que par la chère musique de sa voix douce et profonde, quand elle posait sa main de marbre sur mon épaule. Quant à la beauté de la figure, aucune femme ne la jamais égalée. Cétait léclat dun rêve dopium, une vision aérienne et ravissante, plus étrangement céleste que les rêveries qui voltigeaient dans les âmes assoupies des filles de Délos. Cependant, ses traits nétaient pas jetés dans ce moule régulier quon nous a faussement enseigné à révérer dans les ouvrages classiques du paganisme. « Il y a pas de beauté exquise, dit lord Verulam, parlant avec justesse de toutes les formes et de tous les genres de beauté, sans une certaine étrangeté dans les proportions. » Toutefois, bien que je visse que les traits de Ligeia nétaient pas dune régularité classique, quoique je sentisse que sa beauté était véritablement exquise et fortement pénétrée de cette étrangeté, je me suis efforcé en vain de découvrir cette irrégularité et de poursuivre jusquen son gîte ma perception de létrange. Jexaminais le contour du front haut et pâle, un front irréprochable, combien ce mot est froid appliqué à une majesté aussi divine ! la peau rivalisant avec le plus pur ivoire, la largeur imposante, le calme, la gracieuse proéminence des régions au-dessus des tempes, et puis cette chevelure dun noir de corbeau, lustrée, luxuriante, naturellement bouclée et démontrant toute la force de lexpression homérique : chevelure dhyacinthe. Je considérais les lignes délicates du nez, et nulle autre part que dans les gracieux médaillons hébraïques je navais contemplé une semblable perfection ; cétait ce même jet, cette même surface unie et superbe, cette même tendance presque imperceptible à laquilin, ces mêmes narines harmonieusement arrondies et révélant un esprit libre. Je regardais la charmante bouche ; cétait là quétait le triomphe de toutes les choses célestes ; le tour glorieux de la lèvre supérieure, un peu courte, lair doucement, voluptueusement reposé de linférieure, les fossettes qui se jouaient et la couleur qui parlait, les dents, réfléchissant comme une espèce déclair chaque rayon de la lumière bénie qui tombait sur elles dans ses sourires sereins et placides, mais toujours radieux et triomphants. Janalysais la forme du menton, et, là aussi, je trouvais la grâce dans la largeur, la douceur et la majesté, la plénitude et la spiritualité grecques, ce contour que le dieu Apollon ne révéla quen rêve à Cléomènes, fils de Cléomènes dAthènes ; et puis je regardais dans les grands yeux de Ligeia.
Pour les yeux, je ne trouve pas de modèles dans la plus lointaine antiquité. Peut-être bien était-ce dans les yeux de ma bien-aimée que se cachait le mystère dont parle lord Verulam : ils étaient, je crois, plus grands que les yeux ordinaires de lhumanité ; mieux fendus que les plus beaux yeux de gazelle de la tribu de la vallée de Nourjahad ; mais ce nétait que par intervalles, dans des moments dexcessive animation, que cette particularité devenait singulièrement frappante. Dans ces moments-là, sa beauté était du moins, elle apparaissait telle à ma pensée enflammée la beauté de la fabuleuse houri des Turcs. Les prunelles étaient du noir le plus brillant et surplombées par des cils de jais très-longs ; ses sourcils, dun dessin légèrement irrégulier, avaient la même couleur ; toutefois, létrangeté que je trouvais dans les yeux était indépendante de leur forme, de leur couleur et de leur éclat, et devait décidément être attribuée à lexpression. Ah ! mot qui na pas de sens ! un pur son ! vaste latitude où se retranche toute notre ignorance du spirituel ! Lexpression des yeux de Ligeia !… Combien de longues heures ai-je médité dessus ! combien de fois, durant toute une nuit dété, me suis-je efforcé de les sonder ! Quétait donc ce je ne sais quoi, ce quelque chose plus profond que le puits de Démocrite, qui gisait au fond des pupilles de ma bien-aimée ? Quétait cela ?… Jétais possédé de la passion de le découvrir. Ces yeux ! ces larges, ces brillantes, ces divines prunelles ! elles étaient devenues pour moi les étoiles jumelles de Léda, et, moi, jétais pour elles le plus fervent des astrologues.
Il ny a pas de cas parmi les nombreuses et incompréhensibles anomalies de la science psychologique, qui soit plus saisissant, plus excitant que celui, négligé, je crois, dans les écoles, où, dans nos efforts pour ramener dans notre mémoire une chose oubliée depuis longtemps, nous nous trouvons souvent sur le bord même du souvenir, sans pouvoir toutefois nous souvenir. Et ainsi que de fois, dans mon ardente analyse des yeux de Ligeia, ai-je senti sapprocher la complète connaissance de leur expression ! Je lai sentie sapprocher, mais elle nest pas devenue tout à fait mienne, et à la longue elle a disparu entièrement ! Et, étrange, oh ! le plus étrange des mystères ! Jai trouvé dans les objets les plus communs du monde une série danalogies pour cette expression. Je veux dire quaprès lépoque où la beauté de Ligeia passa dans mon esprit et sy installa comme dans un reliquaire je puisai dans plusieurs êtres du monde matériel une sensation analogue à celle qui se répandait sur moi, en moi, sous linfluence de ses larges et lumineuses prunelles. Cependant, je nen suis pas moins incapable de définir ce sentiment, de lanalyser, ou même den avoir une perception nette. Je lai reconnu quelquefois, je le répète, à laspect dune vigne rapidement grandie, dans la contemplation dune phalène, dun papillon, dune chrysalide, dun courant deau précipité. Je lai trouvé dans lOcéan, dans la chute dun météore ; je lai senti dans les regards de quelques personnes extraordinairement âgées. Il y a dans le ciel une ou deux étoiles, plus particulièrement une étoile de sixième grandeur, double et changeante, quon trouvera près de la grande étoile de la Lyre, qui, vues au télescope, mont donné un sentiment analogue. Je men suis senti rempli par certains sons dinstruments à cordes, et quelquefois aussi par des passages de mes lectures. Parmi dinnombrables exemples, je me rappelle fort bien quelque chose dans un volume de Joseph Glanvill, qui, peut-être simplement à cause de sa bizarrerie, qui sait ? ma toujours inspiré le même sentiment. « Et il y a là-dedans la volonté qui ne meurt pas. Qui donc connaît les mystères de la volonté, ainsi que sa vigueur ? car Dieu nest quune grande volonté pénétrant toutes choses par lintensité qui lui est propre ; lhomme ne cède aux anges et ne se rend entièrement à la mort que par linfirmité de sa pauvre volonté. »
Par la suite des temps et par des réflexions subséquentes, je suis parvenu à déterminer un certain rapport éloigné entre ce passage du philosophe anglais et une partie du caractère de Ligeia. Une intensité singulière dans la pensée, dans laction, dans la parole était peut-être en elle le résultat ou au moins lindice de cette gigantesque puissance de volition qui, durant nos longues relations, eût pu donner dautres et plus positives preuves de son existence. De toutes les femmes que jai connues, elle, la toujours placide Ligeia, à lextérieur si calme, était la proie la plus déchirée par les tumultueux vautours de la cruelle passion. Et je ne pouvais évaluer cette passion que par la miraculeuse expansion de ces yeux qui me ravissaient et meffrayaient en même temps, par la mélodie presque magique, la modulation, la netteté et la placidité de sa voix profonde, et par la sauvage énergie des étranges paroles quelle prononçait habituellement, et dont leffet était doublé par le contraste de son débit.
Jai parlé de linstruction de Ligeia ; elle était immense, telle que jamais je nen vis de pareille dans une femme. Elle connaissait à fond les langues classiques, et, aussi loin que sétendaient mes propres connaissances dans les langues modernes de lEurope, je ne lai jamais prise en faute. Véritablement, sur nimporte quel thème de lérudition académique si vantée, si admirée, uniquement à cause quelle est plus abstruse, ai-je jamais trouvé Ligeia en faute ? Combien ce trait unique de la nature de ma femme, seulement dans cette dernière période, avait frappé, subjugué mon attention ! Jai dit que son instruction dépassait celle daucune femme que jeusse connue, mais où est lhomme qui a traversé avec succès tout le vaste champ des sciences morales, physiques et mathématiques ? Je ne vis pas alors ce que maintenant je perçois clairement, que les connaissances de Ligeia étaient gigantesques, étourdissantes ; cependant, javais une conscience suffisante de son infinie supériorité pour me résigner, avec la confiance dun écolier, à me laisser guider par elle à travers le monde chaotique des investigations métaphysiques dont je moccupais avec ardeur dans les premières années de notre mariage. Avec quel vaste triomphe, avec quelles vives délices, avec quelle espérance éthéréenne sentais-je, ma Ligeia penchée sur moi au milieu détudes si peu frayées, si peu connues, sélargir par degrés cette admirable perspective, cette longue avenue, splendide et vierge, par laquelle je devais enfin arriver au terme dune sagesse trop précieuse et trop divine pour nêtre pas interdite !
Aussi, avec quelle poignante douleur ne vis-je pas, au bout de quelques années, mes espérances si bien fondées prendre leur vol et senfuir ! Sans Ligeia, je nétais quun enfant tâtonnant dans la nuit. Sa présence, ses leçons pouvaient seules éclairer dune lumière vivante les mystères du transcendantalisme dans lesquels nous nous étions plongés. Privée du lustre rayonnant de ses yeux, toute cette littérature, ailée et dorée naguère, devenait maussade, saturnienne et lourde comme le plomb. Et maintenant, ces beaux yeux éclairaient de plus en plus rarement les pages que je déchiffrais. Ligeia tomba malade. Les étranges yeux flamboyèrent avec un éclat trop splendide ; les pâles doigts prirent la couleur de la mort, la couleur de la cire transparente ; les veines bleues de son grand front palpitèrent impétueusement au courant de la plus douce émotion : je vis quil lui fallait mourir, et je luttai désespérément en esprit avec laffreux Azraël.
Et les efforts de cette femme passionnée furent, à mon grand étonnement, encore plus énergiques que les miens. Il y avait certes dans sa sérieuse nature de quoi me faire croire que pour elle la mort viendrait sans son monde de terreurs. Mais il nen fut pas ainsi ; les mots sont impuissants pour donner une idée de la férocité de résistance quelle déploya dans sa lutte avec lOmbre. Je gémissais dangoisse à ce lamentable spectacle. Jaurais voulu la calmer, jaurais voulu la raisonner ; mais, dans lintensité de son sauvage désir de vivre, de vivre, de rien que vivre, toute consolation et toutes raisons eussent été le comble de la folie. Cependant, jusquau dernier moment, au milieu des tortures et des convulsions de son sauvage esprit, lapparente placidité de sa conduite ne se démentit pas. Sa voix devenait plus douce, devenait plus profonde, mais je ne voulais pas mappesantir sur le sens bizarre de ces mots prononcés avec tant de calme. Ma cervelle tournait quand je prêtais loreille en extase à cette mélodie surhumaine, à ces ambitions et à ces aspirations que lhumanité navait jamais connues jusqualors.
Quelle maimât, je nen pouvais douter, et il métait aisé de deviner que, dans une poitrine telle que la sienne, lamour ne devait pas régner comme une passion ordinaire. Mais, dans la mort seulement, je compris toute la force et toute létendue de son affection. Pendant de longues heures, ma main dans la sienne, elle épanchait devant moi le trop-plein dun cœur dont le dévouement plus que passionné montait jusquà lidolâtrie. Comment avais-je mérité la béatitude dentendre de pareils aveux ? Comment avais-je mérité dêtre damné à ce point que ma bien-aimée me fût enlevée à lheure où elle men octroyait la jouissance ? Mais il ne mest pas permis de métendre sur ce sujet. Je dirai seulement que dans labandonnement plus que féminin de Ligeia à un amour, hélas ! non mérité, accordé tout à fait gratuitement, je reconnus enfin le principe de son ardent, de son sauvage regret de cette vie qui fuyait maintenant si rapidement. Cest cette ardeur désordonnée, cette véhémence dans son désir de la vie, et de rien que la vie, que je nai pas la puissance de décrire ; les mots me manqueraient pour lexprimer.
Juste au milieu de la nuit pendant laquelle elle mourut, elle mappela avec autorité auprès delle, et me fit répéter certains vers composés par elle peu de jours auparavant. Je lui obéis. Ces vers, les voici :
Voyez ! cest nuit de gala
Depuis ces dernières années désolées !
Une multitude danges, ailés, ornés
De voiles, et noyés dans les larmes,
Est assise dans un théâtre, pour voir
Un drame despérance et de craintes,
Pendant que lorchestre soupire par intervalles
La musique des sphères.
Des mimes, faits à limage du Dieu très-haut,
Marmottent et marmonnent tout bas
Et voltigent de côté et dautre ;
Pauvres poupées qui vont et viennent
Au commandement des vastes êtres sans forme
Qui transportent la scène çà et là,
Secouant de leurs ailes de condor
Linvisible Malheur !
Ce drame bigarré ! oh ! à coup sûr,
Il ne sera pas oublié,
Avec son Fantôme éternellement pourchassé
Par une foule qui ne peut pas le saisir,
À travers un cercle qui toujours retourne
Sur lui-même, exactement au même point !
Et beaucoup de Folie, et encore plus de Péché
Et dHorreur font lâme de lintrigue !
Mais voyez, à travers la cohue des mimes,
Une forme rampante fait son entrée !
Une chose rouge de sang qui vient en se tordant
De la partie solitaire de la scène !
Elle se tord ! elle se tord ! Avec des angoisses mortelles
Les mimes deviennent sa pâture,
Et les séraphins sanglotent en voyant les dents du ver
Mâcher des caillots de sang humain.
Toutes les lumières séteignent toutes , toutes !
Et sur chaque forme frissonnante,
Le rideau, vaste drap mortuaire,
Descend avec la violence dune tempête,
Et les anges, tous pâles et blêmes,
Se levant et se dévoilant, affirment
Que ce drame est une tragédie qui sappelle lHomme,
Et dont le héros est le ver conquérant.
Ô Dieu ! cria presque Ligeia, se dressant sur ses pieds et étendant ses bras vers le ciel dans un mouvement spasmodique, comme je finissais de réciter ces vers, ô Dieu ! ô Père céleste ! ces choses saccompliront-elles irrémissiblement ? Ce conquérant ne sera-t-il jamais vaincu ? Ne sommes-nous pas une partie et une parcelle de Toi ? Qui donc connaît les mystères de la volonté ainsi que sa vigueur ? Lhomme ne cède aux anges et ne se rend entièrement à la mort que par linfirmité de sa pauvre volonté.
Et alors, comme épuisée par lémotion, elle laissa retomber ses bras blancs, et retourna solennellement à son lit de mort. Et, comme elle soupirait ses derniers soupirs, il sy mêla sur ses lèvres comme un murmure indistinct. Je tendis loreille, et je reconnus de nouveau la conclusion du passage de Glanvill : Lhomme ne cède aux anges et ne se rend entièrement à la mort que par linfirmité de sa pauvre volonté.
Elle mourut ; et moi, anéanti, pulvérisé par la douleur, je ne pus pas supporter plus longtemps laffreuse désolation de ma demeure dans cette sombre cité délabrée au bord du Rhin. Je ne manquais pas de ce que le monde appelle la fortune. Ligeia men avait apporté plus, beaucoup plus que nen comporte la destinée ordinaire des mortels. Aussi, après quelques mois perdus dans un vagabondage fastidieux et sans but, je me jetai dans une espèce de retraite dont je fis lacquisition, une abbaye dont je ne veux pas dire le nom, dans une des parties les plus incultes et les moins fréquentes de la belle Angleterre. La sombre et triste grandeur du bâtiment, laspect presque sauvage du domaine, les mélancoliques et vénérables souvenirs qui sy rattachaient étaient à lunisson du sentiment de complet abandon qui mavait exilé dans cette lointaine et solitaire région. Cependant, tout en laissant à lextérieur de labbaye son caractère primitif presque intact et le verdoyant délabrement qui tapissait ses murs, je me mis avec une perversité enfantine, et peut-être avec une faible espérance de distraire mes chagrins, à déployer au-dedans des magnificences plus que royales. Je métais, depuis lenfance, pénétré dun grand goût pour ces folies, et maintenant elles me revenaient comme un radotage de la douleur. Hélas ! je sens quon aurait pu découvrir un commencement de folie dans ces splendides et fantastiques draperies, dans ces solennelles sculptures égyptiennes, dans ces corniches et ces ameublements bizarres, dans les extravagantes arabesques de ces tapis tout fleuris dor ! Jétais devenu un esclave de lopium, il me tenait dans ses liens, et tous mes travaux et mes plans avaient pris la couleur de mes rêves. Mais je ne marrêterai pas au détail de ces absurdités. Je parlerai seulement de cette chambre, maudite à jamais, où dans un moment daliénation mentale je conduisis à lautel et pris pour épouse, après linoubliable Ligeia ! lady Rowena Trevanion de Tremaine, à la blonde chevelure et aux yeux bleus.
Il nest pas un détail darchitecture ou de la décoration de cette chambre nuptiale qui ne soit maintenant présent à mes yeux. Où donc la hautaine famille de la fiancée avait-elle lesprit, quand, mue par la soif de lor, elle permit à une fille si tendrement chérie de passer le seuil dun appartement décoré de cette étrange façon ? Jai dit que je me rappelais minutieusement les détails de cette chambre, bien que ma triste mémoire perde souvent des choses dune rare importance ; et pourtant il ny avait pas dans ce luxe fantastique de système ou dharmonie qui pût simposer au souvenir.
La chambre faisait partie dune haute tour de cette abbaye, fortifiée comme un château ; elle était dune forme pentagone et dune grande dimension. Tout le côté sud du pentagone était occupé par une fenêtre unique, faite dune immense glace de Venise, dun seul morceau et dune couleur sombre, de sorte que les rayons du soleil ou de la lune qui la traversaient jetaient sur les objets intérieurs une lumière sinistre. Au-dessus de cette énorme fenêtre se prolongeait le treillis dune vieille vigne qui grimpait sur les murs massifs de la tour. Le plafond, de chêne presque noir, était excessivement élevé, façonné en voûte et curieusement sillonné dornements des plus bizarres et des plus fantastiques, dun style semi-gothique, semi-druidique. Au fond de cette voûte mélancolique, au centre même, était suspendue, par une seule chaîne dor faite de longs anneaux, une vaste lampe de même métal en forme dencensoir, conçue dans le goût sarrasin et brodée de perforations capricieuses, à travers lesquelles on voyait courir et se tortiller avec la vitalité dun serpent les lueurs continues dun feu versicolore.
Quelques rares ottomanes et des candélabres dune forme orientale occupaient différents endroits, et le lit aussi, le lit nuptial, était dans le style indien, bas, sculpté en bois débène massif, et surmonté dun baldaquin qui avait lair dun drap mortuaire. À chacun des angles de la chambre se dressait un gigantesque sarcophage de granit noir, tiré des tombes des rois en face de Louqsor, avec son antique couvercle chargé de sculptures immémoriales. Mais cétait dans la tenture de lappartement, hélas ! quéclatait la fantaisie capitale. Les murs, prodigieusement hauts, au delà même de toute proportion, étaient tendus du haut jusquen bas dune tapisserie lourde et dapparence massive qui tombait pas vastes nappes, tapisserie faite avec la même matière qui avait été employée pour le tapis du parquet, les ottomanes, le lit débène, le baldaquin du lit et les somptueux rideaux qui cachaient en partie la fenêtre. Cette matière était un tissu dor des plus riches, tacheté, par intervalles réguliers, de figures arabesques, dun pied de diamètre environ, qui enlevaient sur le fond leurs dessins dun noir de jais. Mais ces figures ne participaient du caractère arabesque que quand on les examinait à un seul point de vue. Par un procédé aujourdhui fort commun, et dont on retrouve la trace dans la plus lointaine antiquité, elles étaient faites de manière à changer daspect. Pour une personne qui entrait dans la chambre, elles avaient lair de simples monstruosités ; mais, à mesure quon avançait, ce caractère disparaissait graduellement, et, pas à pas, le visiteur changeant de place se voyait entouré dune procession continue de formes affreuses, comme celles qui sont nées de la superstition du Nord, ou celles qui se dressent dans les sommeils coupables des moines. Leffet fantasmagorique était grandement accru par lintroduction artificielle dun fort courant dair continu derrière la tenture, qui donnait au tout une hideuse et inquiétante animation.
Telle était la demeure, telle était la chambre nuptiale où je passai avec la dame de Tremaine les heures impies du premier mois de notre mariage, et je les passai sans trop dinquiétude.
Que ma femme redoutât mon humeur farouche, quelle mévitât, quelle ne maimât que très-médiocrement, je ne pouvais pas me le dissimuler ; mais cela me faisait presque plaisir. Je la haïssais dune haine qui appartient moins à lhomme quau démon. Ma mémoire se retournait, oh ! avec quelle intensité de regret ! vers Ligeia, laimée, lauguste, la belle, la morte. Je faisais des orgies de souvenirs, je me délectais dans sa pureté, dans sa sagesse, dans sa haute nature éthéréenne, dans son amour passionné, idolâtrique. Maintenant, mon esprit brûlait pleinement et largement dune flamme plus ardente que navait été la sienne. Dans lenthousiasme de mes rêves opiacés, car jétais habituellement sous lempire du poison, je criais son nom à haute voix durant le silence de la nuit, et, le jour, dans les retraites ombreuses des vallées, comme si, par lénergie sauvage, la passion solennelle, lardeur dévorante de ma passion pour la défunte je pouvais la ressusciter dans les sentiers de cette vie quelle avait abandonnée ; pour toujours ? était-ce vraiment possible ?
Au commencement du second mois de notre mariage, lady Rowena fut attaquée dun mal soudain dont elle ne se releva que lentement. La fièvre qui la consumait rendait ses nuits pénibles, et, dans linquiétude dun demi-sommeil, elle parlait de sons et de mouvements qui se produisaient çà et là dans la chambre de la tour, et que je ne pouvais vraiment attribuer quau dérangement de ses idées ou peut-être aux influences fantasmagoriques de la chambre. À la longue, elle entra en convalescence, et finalement elle se rétablit.
Toutefois, il ne sétait écoulé quun laps de temps fort court quand une nouvelle attaque plus violente la rejeta sur son lit de douleur, et, depuis cet accès, sa constitution, qui avait toujours été faible, ne put jamais se relever complètement. Sa maladie montra, dès cette époque, un caractère alarmant et des rechutes plus alarmantes encore, qui défiaient toute la science et tous les efforts de ses médecins. À mesure quaugmentait ce mal chronique qui, dès lors sans doute, sétait trop bien emparé de sa constitution pour en être arraché par des mains humaines, je ne pouvais mempêcher de remarquer une irritation nerveuse croissante dans son tempérament et une excitabilité telle que les causes les plus vulgaires lui étaient des sujets de peur. Elle parla encore, et plus souvent alors, avec plus dopiniâtreté, des bruits, des légers bruits, et des mouvements insolites dans les rideaux, dont elle avait, disait-elle, déjà souffert.
Une nuit, vers la fin de septembre, elle attira mon attention sur ce sujet désolant avec une énergie plus vive que de coutume. Elle venait justement de se réveiller dun sommeil agité, et javais épié, avec un sentiment moitié danxiété moitié de vague terreur, le jeu de sa physionomie amaigrie. Jétais assis au chevet du lit débène, sur un des divans indiens. Elle se dressa à moitié, et me parla à voix basse, dans un chuchotement anxieux, de sons quelle venait dentendre, mais que je ne pouvais pas entendre, de mouvements quelle venait dapercevoir, mais que je ne pouvais apercevoir. Le vent courait activement derrière les tapisseries, et je mappliquai à lui démontrer ce que, je le confesse, je ne pouvais pas croire entièrement, que ces soupirs à peine articulés et ces changements presque insensibles dans les figures du mur nétaient que les effets naturels du courant dair habituel. Mais une pâleur mortelle qui inonda sa face me prouva que mes efforts pour la rassurer seraient inutiles. Elle semblait sévanouir, et je navais pas de domestiques à ma portée. Je me souvins de lendroit où avait été déposé un flacon de vin léger ordonné par les médecins, et je traversai vivement la chambre pour me le procurer. Mais, comme je passais sous la lumière de la lampe, deux circonstances dune nature saisissante attirèrent mon attention. Javais senti que quelque chose de palpable, quoique invisible, avait frôlé légèrement ma personne, et je vis sur le tapis dor, au centre même du riche rayonnement projeté par lencensoir, une ombre, une ombre faible, indéfinie, dun aspect angélique, telle quon peut se figurer lombre dune Ombre. Mais, comme jétais en proie à une dose exagérée dopium, je ne fis que peu dattention à ces choses, et je nen parlai point à Rowena.
Je trouvai le vin, je traversai de nouveau la chambre, et je remplis un verre que je portai aux lèvres de ma femme défaillante. Cependant, elle était un peu remise, et elle prit le verre elle-même, pendant que je me laissais tomber sur lottomane, les yeux fixés sur sa personne.
Ce fut alors que jentendis distinctement un léger bruit de pas sur le tapis et près du lit ; et, une seconde après, comme Rowena allait porter le vin à ses lèvres, je vis, je puis lavoir rêvé, je vis tomber dans le verre, comme de quelque source invisible suspendue dans latmosphère de la chambre, trois ou quatre grosses gouttes dun fluide brillant et couleur de rubis. Si je le vis, Rowena ne le vit pas. Elle avala le vin sans hésitation, et je me gardai bien de lui parler dune circonstance que je devais, après tout, regarder comme la suggestion dune imagination surexcitée, et dont tout, les terreurs de ma femme, lopium et lheure, augmentait lactivité morbide.
Cependant, je ne puis pas me dissimuler quimmédiatement après la chute des gouttes rouges un rapide changement en mal sopéra dans la maladie de ma femme ; si bien que, la troisième nuit, les mains de ses serviteurs la préparaient pour la tombe, et que jétais assis seul, son corps enveloppé dans le suaire, dans cette chambre fantastique qui avait reçu la jeune épouse. Détranges visions, engendrées par lopium, voltigeaient autour de moi comme des ombres. Je promenais un œil inquiet sur les sarcophages, dans les coins de la chambre, sur les figures mobiles de la tenture et sur les lueurs vermiculaires et changeantes de la lampe du plafond. Mes yeux tombèrent alors, comme je cherchais à me rappeler les circonstances dune nuit précédente, sur le même point du cercle lumineux, là où javais vu les traces légères dune ombre. Mais elle ny était plus ; et, respirant avec plus de liberté, je tournai mes regards vers la pâle et rigide figure allongée sur le lit. Alors, je sentis fondre sur moi mille souvenirs de Ligeia, je sentis refluer vers mon cœur, avec la tumultueuse violence dune marée, toute cette ineffable douleur que javais sentie quand je lavais vue, elle aussi, dans son suaire. La nuit avançait, et toujours, le cœur plein des pensées les plus amères dont elle était lobjet, elle, mon unique, mon suprême amour, je restais les yeux fixés sur le corps de Rowena.
Il pouvait bien être minuit, peut-être plus tôt, peut-être plus tard, car je navais pas pris garde au temps, quand un sanglot, très-bas, très-léger, mais très-distinct, me tira en sursaut de ma rêverie. Je sentis quil venait du lit débène, du lit de mort. Je tendis loreille, dans une angoisse de terreur superstitieuse, mais le bruit ne se répéta pas. Je forçai mes yeux à découvrir un mouvement quelconque dans le corps, mais je nen aperçus pas le moindre. Cependant, il était impossible que je me fusse trompé. Javais entendu le bruit, faible à la vérité, et mon esprit était bien éveillé en moi. Je maintins résolument et opiniâtrement mon attention clouée au cadavre. Quelques minutes sécoulèrent sans aucun incident qui pût jeter un peu de jour sur ce mystère. À la longue, il devint évident quune coloration légère, très-faible, à peine sensible, était montée aux joues et avait filtré le long des petites veines déprimées des paupières. Sous la pression dune horreur et dune terreur inexplicables, pour lesquelles le langage de lhumanité na pas dexpression suffisamment énergique, je sentis les pulsations de mon cœur sarrêter et mes membres se roidir sur place.
Cependant, le sentiment du devoir me rendit finalement mon sang-froid. Je ne pouvais pas douter plus longtemps que nous neussions fait prématurément nos apprêts funèbres ; Rowena vivait encore. Il était nécessaire de pratiquer immédiatement quelques tentatives ; mais la tour était tout à fait séparée de la partie de labbaye habitée par les domestiques, il ny en avait aucun à portée de la voix, je navais aucun moyen de les appeler à mon aide, à moins de quitter la chambre pendant quelques minutes, et, quant à cela, je ne pouvais my hasarder. Je mefforçai donc de rappeler à moi seul et de fixer lâme voltigeante. Mais, au bout dun laps de temps très court, il y eut une rechute évidente ; la couleur disparut de la joue et de la paupière, laissant une pâleur plus que marmoréenne ; les lèvres se serrèrent doublement et se recroquevillèrent dans lexpression spectrale de la mort ; une froideur et une viscosité répulsives se répandirent rapidement sur toute la surface du corps, et la complète rigidité cadavérique survint immédiatement. Je retombai en frissonnant sur le lit de repos doù javais été arraché si soudainement, et je mabandonnai de nouveau à mes rêves, à mes contemplations passionnées de Ligeia.
Une heure sécoula ainsi, quand était-ce, grand Dieu ! possible ? jeus de nouveau la perception dun bruit vague qui partait de la région du lit. Jécoutai, au comble de lhorreur. Le son se fit entendre de nouveau, cétait un soupir. Je me précipitai vers le corps, je vis, je vis distinctement un tremblement sur les lèvres. Une minute après, elles se relâchaient, découvrant une ligne brillante de dents de nacre. La stupéfaction lutta alors dans mon esprit avec la profonde terreur qui jusque-là lavait dominé. Je sentis que ma vue sobscurcissait, que ma raison senfuyait : et ce ne fut que par un violent effort que je trouvai à la longue le courage de me roidir à la tâche que le devoir mimposait de nouveau. Il y avait maintenant une carnation imparfaite sur le front, la joue et la gorge ; une chaleur sensible pénétrait tout le corps ; et même une légère pulsation remuait imperceptiblement la région du cœur.
Ma femme vivait ; et, avec un redoublement dardeur, je me mis en devoir de la ressusciter. Je frictionnai et je bassinai les tempes et les mains, et jusai de tous les procédés que lexpérience et de nombreuses lectures médicales pouvaient me suggérer. Mais ce fut en vain. Soudainement, la couleur disparut, la pulsation cessa, lexpression de mort revint aux lèvres, et, un instant après, tout le corps reprenait sa froideur de glace, son ton livide, sa rigidité complète, son contour amorti, et toute la hideuse caractéristique de ce qui a habité la tombe pendant plusieurs jours.
Et puis je retombai dans mes rêves de Ligeia, et de nouveau sétonnera-t-on que je frissonne en écrivant ces lignes ? de nouveau un sanglot étouffé vint à mon oreille de la région du lit débène. Mais à quoi bon détailler minutieusement les ineffables horreurs de cette nuit ? Raconterai-je combien de fois, coup sur coup, presque jusquau petit jour, se répéta ce hideux drame de ressuscitation ; que chaque effrayante rechute se changeait en une mort plus rigide et plus irrémédiable ; que chaque nouvelle agonie ressemblait à une lutte contre quelque invisible adversaire, et que chaque lutte était suivie de je ne sais quelle étrange altération dans la physionomie du corps ? Je me hâte den finir.
La plus grande partie de la terrible nuit était passée, et celle qui était morte remua de nouveau, et cette fois-ci, plus énergiquement que jamais quoique se réveillant dune mort plus effrayante et plus irréparable. Javais depuis longtemps cessé tout effort et tout mouvement et je restais cloué sur lottomane, désespérément englouti dans un tourbillon démotions violentes, dont la moins terrible peut-être, la moins dévorante, était un suprême effroi. Le corps, je le répète, remuait, et, maintenant plus activement quil navait fait jusque-là. Les couleurs de la vie montaient à la face avec une énergie singulière, les membres se relâchaient, et, sauf que les paupières restaient toujours lourdement fermées, et que les bandeaux et les draperies funèbres communiquaient encore à la figure leur caractère sépulcral, jaurais rêvé que Rowena avait entièrement secoué les chaînes de la Mort. Mais si, dès lors, je nacceptai pas entièrement cette idée, je ne pus pas douter plus longtemps, quand, se levant du lit, et vacillant, dun pas faible, les yeux fermés, à la manière dune personne égarée dans un rêve, lêtre qui était enveloppé du suaire savança audacieusement et palpablement dans le milieu de la chambre.
Je ne tremblai pas, je ne bougeai pas, car une foule de pensées inexprimables, causées par lair, la stature, lallure du fantôme, se ruèrent à limproviste dans mon cerveau, et me paralysèrent, me pétrifièrent. Je ne bougeais pas, je contemplais lapparition. Cétait dans mes pensées un désordre fou, un tumulte inapaisable. Était-ce bien la vivante Rowena que javais en face de moi ? cela pouvait-il être vraiment Rowena, lady Rowena Trevanion de Tremaine, à la chevelure blonde, aux yeux bleus ? Pourquoi, oui, pourquoi en doutais-je ? Le lourd bandeau oppressait la bouche ; pourquoi donc cela neût-il pas été la bouche respirante de la dame de Tremaine ? Et les joues ? oui, cétaient bien là les roses du midi de sa vie ; oui, ce pouvait être les belles joues de la vivante lady de Tremaine. Et le menton, avec les fossettes de la santé, ne pouvait-il pas être le sien ? Mais avait-elle donc grandi depuis sa maladie ? Quel inexprimable délire sempara de moi à cette idée ! Dun bond, jétais à ses pieds ! Elle se retira à mon contact, et elle dégagea sa tête de lhorrible suaire qui lenveloppait ; et alors déborda dans latmosphère fouettée de la chambre une masse énorme de longs cheveux désordonnés ; ils étaient plus noirs que les ailes de minuit, lheure au plumage de corbeau ! Et alors je vis la figure qui se tenait devant moi ouvrir lentement, lentement les yeux.
Enfin, les voilà donc ! criai-je dune voix retentissante ; pourrais-je jamais my tromper ? Voilà bien les yeux adorablement fendus, les yeux noirs, les yeux étranges de mon amour perdu, de lady, de LADY LIGEIA !